Source: LE MONDE MAGAZINE
02.09.11
Par JP Géné
Publication en juin dernier à New York du rapport de la Commission mondiale sur la politique des drogues (Global Commission on Drug Policy) signé par une kyrielle de personnalités de stature mondiale qui constatent l’échec de la guerre à la drogue et préconisent la dépénalisation du cannabis ; sortie à Paris du document de Daniel Vaillant (PS) recommandant une “légalisation contrôlée” ; entretien au Monde de l’économiste Pierre Kopp expliquant que si le cannabis était taxé comme le tabac, il rapporterait plus de 1 milliard d’euros à l’Etat français : jamais la conjoncture ne semble avoir été aussi favorable à une réforme de la politique prohibitionniste en vigueur depuis la loi du 31 décembre 1970 (lire en page 19). Les partisans frénétiques de la tolérance zéro auraient pourtant tort de s’inquiéter et les fumeurs de pétards de se réjouir à l’avance. L’histoire enseigne que la prohibition a les reins solides et que son pronostic vital est loin d’être engagé.
Depuis le premier rapport sur le chanvre indien (Indian Hemp Drugs Commission, 1894), commandé par les autorités de l’Empire britannique, ce genre de documents atterrit généralement au fond des tiroirs pour y mourir tranquillement, à l’abri de tout acharnement thérapeutique. A plus forte raison s’il fait preuve d’une certaine tolérance à l’égard de Cannabis sativa. Les rapports La Guardia (Etats-Unis, 1944), Wootton (Royaume-Uni, 1969), Shafer (Etats-Unis, 1972), Le Dain (Canada, 1972), qui reconnaissaient tous l’absence de nocivité et de dépendance liée au cannabis, n’ont en rien infléchi la politique antidrogue menée dans ces pays. Les programmes de cannabis thérapeutique arrachés de haute lutte ici ou là pour le traitement des malades atteints du sida ne doivent pas cacher la réalité. Ce ne sont que quelques lueurs de raison dans un monde où il est toujours interdit de consommer, de produire et de distribuer herbe ou haschich. A Liverpool comme à Atlanta.
Bilan identique en France où les rapports n’ont pas manqué. Qui se souvient du premier, celui de Monique Pelletier (1978) à la demande de Valéry Giscard d’Estaing ? Et ceux d’Evelyne Sullerot (1989) pour le Conseil économique et social, de Catherine Trautmann (1990) pour le premier ministre de l’époque, Michel Rocard, de Roger Henrion (1995) à la requête de Simone Veil, de Bernard Roques (1998) mandaté par Bernard Kouchner ? Tous s’accordaient sur la non-dangerosité du cannabis mais aucun n’a remis en cause le dogme de l’interdit, ni entraîné de modification significative de la législation prohibitionniste. Tout juste une avalanche de circulaires et autres arrêtés, parfois contradictoires, ne traitant le problème qu’à la marge : modalités des injonctions thérapeutiques imposées au consommateur, statut de l’usager, encadrement des mesures de réduction des risques, etc. Sans broncher, la France a maintenu fermement le cap de sa politique antidrogue : droit dans le mur.
VAINE MOBILISATION
Pétitions et appels ne connaissent pas un meilleur sort, quelle que soit la qualité de leurs signataires. Dès juillet 1967, une palanquée d’intellectuels, de psychiatres, de scientifiques et d’artistes (dont les Beatles) britanniques signent un manifeste affirmant sur une pleine page du Times de Londres : ” The law against marijuana is immoral in principle and unworkable in practice ” (la loi contre la marijuana est immorale dans son principe et impraticable dans la réalité). Elle est entrée en vigueur.
En juin 1976, nous étions quelques-uns à lancer dans Libération l’Appel du 18 joint en faveur de la dépénalisation du cannabis qui sera signé par des centaines de personnes connues ou inconnues. Les grands médias l’ont quasiment ignoré, la police et la justice en furent irritées. Impact zéro sur la tolérance zéro.
En juin 1998, à l’initiative de George Soros, milliardaire philanthrope, des dizaines de personnalités de renom écrivaient au secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, pour lui expliquer que ” la guerre à la drogue cause plus de dégâts que la drogue elle-même “. La lettre fut publiée sur une double page de pub dans le New York Times à la veille d’une session spéciale de l’ONU consacrée à la lutte contre les stupéfiants. En vain.
Le rapport de la Commission mondiale sur la politique des drogues de juin dernier fait figure de remake tant par ses conclusions que par ses signataires. On notera que les fonctions des hautes personnalités citées sont souvent précédées de la mention ” ancien “, signifiant qu’ils ne les exercent plus. Quel dommage que MM. George Shultz (ex-secrétaire d’Etat américain), Paul Volcker (ex-président de la Réserve fédérale), Kofi Annan (ex-secrétaire général de l’ONU), César Gaviria (ex-président de la Colombie), Ernesto Zedillo (ex-président du Mexique), Fernando Henrique Cardoso (ex-président du Brésil) n’aient pas eu la révélation de l’échec de la guerre menée contre la drogue lorsqu’ils étaient aux affaires ! Dénoncer la prohibition a posteriori du haut de sa retraite est aisé. Agir contre elle lorsqu’on est en responsabilité exige une volonté et un courage politique qui, jusqu’à présent, ont toujours fait défaut. En France comme ailleurs.
VAILLANT, LE RETARDATAIRE
Le diagnostic est valable pour Daniel Vaillant. Aujourd’hui replié sur son Aventin de la Goutte-d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris, celui qui fut cinq ans membre du gouvernement Jospin ne s’y est jamais distingué par ses initiatives en matière de stupéfiants. Ministre des relations avec le Parlement (1997-2000), puis ministre de l’intérieur (2000-2002), il était pourtant en capacité d’agir sur le plan législatif ou policier.
La proposition d’une ” légalisation contrôlée ” – imaginée par maître Francis Caballero (1989) et reprise pour l’essentiel dans le rapport Vaillant – était déjà sur la table depuis plus de dix ans. Elle lui a échappé, tout comme la nécessité d’un ” débat de fond ” qu’il appelle désormais de ses vœux. ” Je pensais que la gauche écolo-socialiste reprendrait mes idées mais dès qu’elle s’est approchée du sujet, elle s’est vu qualifiée de “gauche pétard” et a fait demi-tour droite, au lieu de répliquer politiquement “, regrette maître Caballero dans l’ouvrage de Michel Henry, Drogues, pourquoi la légalisation est inévitable (Denoël). Les réactions des socialistes à une éventuelle légalisation du cannabis – notamment celles des candidats à la candidature présidentielle – le confirment. Ségolène Royal est contre, tant qu’on n’aura pas ” mis tous les moyens pour démanteler les réseaux ” et ” légaliser le cannabis va à l’encontre des valeurs ” de Manuel Valls.
Pour Martine Aubry, il s’agit ” d’un sujet trop sérieux pour qu’on prenne des positions tranchées ” et François Hollande souhaite une ” réflexion européenne sur le sujet “. Maintien du statu quo ou renvoi aux calendes grecques sont les seules réponses proposées par les candidats à la primaire et on cherchera en vain le rapport Vaillant sur le site officiel du PS.
L’ARGUMENT DU JOINT QUI TUE
A droite – exception faite de Dominique de Villepin, plus préoccupé de son image que par le dossier drogue lorsqu’il était à Matignon –, toute remise en cause de la prohibition est dénoncée comme irresponsable et totalement exclue. Les récentes protestations de MM. Guéant, Raoult, Coppé, Accoyer, Morin ou Bertrand contre les propositions Vaillant trahissent une dépendance lourde à l’interdit.
On se souviendra à cet égard des difficultés rencontrées par Michèle Barzach (RPR), ministre de la santé sous le gouvernement Chirac (1986 -1988), pour faire passer un décret autorisant la vente libre de seringues en pharmacie et limiter la contamination des toxicomanes par le virus du sida. Cette mesure, en opposition à la loi de 1970, marquait le début d’une timide politique de réduction des risques qui suscite encore méfiance et hostilité à droite en dépit de sa pertinence reconnue par tous les spécialistes. Ainsi, en août 2010, François Fillon a désavoué sa ministre de la santé, Roselyne Bachelot, et opposé son veto à l’ouverture de salles de consommation de drogues qui, selon lui, ne sont ” ni utiles, ni souhaitables “.
Dans cette ambiance, la tendance est au durcissement à l’égard du cannabis. Témoin, la loi dite Marilou, le prénom de la fillette de 9 ans tuée dans un accident de la route par un chauffard ” sous l’emprise du cannabis “. Votée dans la foulée de ce tragique événement abondamment médiatisé, elle prévoit une peine maximum de deux ans de prison pour conduite sous l’emprise de stupéfiants. Prendre le volant en état d’ébriété – alcoolique ou cannabique – doit bien sûr être sévèrement sanctionné, ce qui n’interdit pas de faire deux observations. Primo, l’affaire Marilou a permis aux prohibitionnistes de régler leur principal problème avec le cannabis, qui présente à leurs yeux un grave défaut : à dose modérée, il n’est pas dangereux pour la santé et personne n’est jamais mort d’une overdose de chichon, ce qui manquait cruellement à leur argumentaire. En établissant le lien entre cannabis, délinquance routière et accident mortel, cette lacune est désormais comblée : le joint tue enfin…
Secundo, la lutte contre la drogue au volant a conduit à la multiplication de tests antidrogue à la fiabilité discutable qui ne permettent pas de déterminer le moment exact de la prise de stupéfiant. Le cannabis restant présent dans les urines jusqu’à trente jours, celui qui a fumé un pétard le lundi peut être déclaré positif le dimanche alors que les effets ont depuis longtemps disparu. ” Ce n’est pas une loi qui protège la sécurité publique, c’est une loi qui permet de chasser les jeunes au bord des routes “, affirme maître Caballero dans le livre de Michel Henry, considérant même ” le droit du cannabis plus dangereux pour la jeunesse que le cannabis lui-même “.
LA LOGIQUE DE L’ARGENT
Certains pensent que le poids économique de la prohibition pourrait faire pencher définitivement la balance en faveur de la légalisation, non seulement du cannabis, mais de l’ensemble des stupéfiants. Le magazine britannique The Economist, gardien vigilant du libéralisme selon Milton Friedman, défend cette position depuis de longues années. Les travaux de l’économiste français Pierre Kopp vont dans le même sens. Cette logique de l’argent s’inscrit parfaitement dans celle d’une société où les valeurs sont avant tout sonnantes et trébuchantes. Elle se heurte cependant à une autre logique : celle de l’économie parallèle, héritière directe de la prohibition, qui a pris une ampleur sans précédent. Selon un rapport de l’association américaine NORML (The National Organization for the Reform of Marijuana Law), qui milite pour la légalisation, le cannabis est la première ” cash-crop ” (la culture qui rapporte le plus de cash) aux Etats-Unis : plus de 35 milliards de dollars, dont 14 milliards pour la seule Californie. En France, des milliers de personnes et de familles survivent au chômage et à la misère des banlieues grâce au trafic de shit et autres denrées.
Quel responsable politique osera mettre le feu aux cités en leur confisquant ce business au profit d’une Régie française du cannabis, contrôlée par l’Etat ? Qui osera affronter l’alliance objective des dealers et des agents des stups, victimes désignées d’une réforme qui les privera de leur job et de leur statut ? Quel parti ou quels élus oseront déposer un projet de loi abolissant celle de 1970 et organisant ” la légalisation contrôlée ” ? Le soutien des écologistes à la dépénalisation (Eva Joly) ou à la légalisation (Cécile Duflot) est certes sympathique mais en l’absence de relais parlementaire, il reste platonique.
En dépit de l’agitation médiatique du mois de juin, qui n’en doutons pas sera oubliée dans le débat de la campagne présidentielle, la prohibition garde ses ” fondamentaux ” intacts : ignorance et aveuglement. La loi Pétard n’est pas pour demain et les consommateurs sont condamnés à la clandestinité pour longtemps encore. Ils s’en consoleront en fredonnant les paroles d’Easy Rider : ” Don’t bogart that joint, my friend… ”
JP Géné