Xavier Raufer : Director of the Research Department on Modern Criminal Threats, University of Paris II – Pantheon-Assas
Dominique Lebleux : Researcher at the MCC (Research Department on Modern Criminal Threats, Institute of Criminology, University Paris II-Pantheon-Assas
Stéphane Quéré : Researcher at the MCC (Research Department on Modern Criminal Threats, Institute of Criminology, University Paris II-Pantheon-Assas
Source: Fondation Robert Schuman
Le marché de la cocaïne est en pleine expansion en Europe [1] : c’est la deuxième drogue la plus consommée sur le continent européen. La ” guerre contre la drogue ” aux sources mêmes de sa production reste difficile, notamment en Amérique latine. Comment expliquer l’ampleur alarmante que prend désormais le trafic de cocaïne ? Il est possible que la production de cocaïne soit sous-estimée par les services officiels, notamment américains, entraînant une baisse générale de la vigilance et plus de marge de manœuvre pour les narcotrafiquants. Alors que l’Italie devient le premier pays consommateur de cocaïne au sein de l’Union européenne, les chiffres font état d’une banalisation, d’une augmentation et d’une ” démocratisation ” de sa consommation. L’Europe est ainsi le deuxième marché visé par les narcotrafiquants après les Etats-Unis. L’Union européenne doit prendre conscience de cette augmentation du trafic de cocaïne et envisager un renforcement de sa politique de lutte contre le crime organisé et le trafic de stupéfiants.
La cocaïne est la deuxième drogue la plus consommée en Europe, après le cannabis. D’abord réservée aux élites elle est en voie de démocratisation et utilisée dans les milieux festifs (raves, soirées privées, discothèques…). Chaque année, sa pénétration et sa consommation augmentent de façon inquiétante sur l’ensemble du continent européen. Tenter d’enrayer efficacement un tel problème doublé d’un trafic qui, par définition, ne connaît pas de frontière implique que les solutions, préventives comme répressives, ne peuvent s’envisager qu’à l’échelle du continent. Toute politique anti-drogue doit préalablement reposer sur une prise de conscience et être suivie d’un diagnostic criminologique précis.
I. Etat des lieux
1. Les principales zones de production
Les plus importants pays producteurs de cocaïne sont situés en Amérique latine. La Colombie, le Pérou et la Bolivie se partagent le marché. En ce début de XXIème siècle, selon les sources officielles américaines, les plantations d’arbustes à coca (repérées par renseignement, survol ou satellite) dans la côte nord de l’Amérique latine produisent annuellement 900 ou 1000 tonnes de cocaïne.
La Colombie est le premier producteur de cocaïne avec environ 640 tonnes en 2006. Les surfaces cultivées ont progressé de 6% en 2006. On est ainsi passé de 143 800 hectares à 157 000 hectares entre 2005 et 2006 – soit + 13 200 hectares (connus) en un an.
Le Pérou est le deuxième producteur avec environ 180 tonnes de cocaïne en 2006. Cette production fait vivre environ 65 000 familles dans le pays. 110 000 tonnes de feuilles de coca y ont été récoltées cette même année, dont 90% destinées au narcotrafic.
Troisième producteur : la Bolivie, avec une production d’environ 90 tonnes de cocaïne en 2006.
2. L’échec de la ” Guerre contre la drogue ” en Amérique Latine
Le négoce de la cocaïne est un véritable marché. Il obéit donc à la loi de l’offre et de la demande.
Pour que la guerre contre la drogue soit gagnée, il faudrait que le prix de la cocaïne augmente régulièrement d’une année sur l’autre. Pour cela, deux options possibles :
un intense travail de prévention mené par les Etats-Unis permet un effondrement de l’usage de la cocaïne. Mais c’est une voie qui n’a pas été retenue ces 20 dernières années ;
les coups portés aux narcotrafiquants et les saisies toujours plus nombreuses arrivent à faire diminuer l’offre, entraînant mécaniquement la rareté du produit.
Or c’est précisément l’inverse qui se produit : plus les Etats-Unis luttent contre le trafic de drogue, plus le prix de gros de la cocaïne baisse – comme celui de l’héroïne – tandis que la pureté de ces drogues au détail s’accroît encore. Les données disponibles montrent par ailleurs que la consommation de cocaïne reste, aux États-Unis, à un niveau soutenu, ce qui invalide l’hypothèse d’une cocaïne dont le prix baisserait à cause d’une moindre demande. Le prix de vente de la cocaïne continue donc de baisser du fait de l’abondance de l’offre, comme en témoigne le tableau ci-dessous [2] :
Depuis 1997, les États-Unis ont dépensé près de 31 milliards de dollars pour détruire les cultures et récoltes (coca et pavot) par épandage herbicide et interdire le trafic des stupéfiants. Parmi ces fonds, 4,7 milliards de dollars ont été consacrés à la Colombie depuis 1999, année marquant la naissance du ” Plan Colombie ” [3]. Mais l’épandage ne résout pas vraiment le problème : les paysans dispersent et éloignent les plantations des endroits repérés et implantent ainsi la production et le trafic de narcotiques dans de nouvelles provinces à travers le pays. Ceci prouve – si besoin était – les capacités des membres de la criminalité organisée à s’adapter et à contourner les difficultés afin de conserver le même niveau de revenus.
Le Mexique est le principal pays de transit de cocaïne vers les États-Unis. LA photo ci-dessous permet de visualiser ce que représentent 206 millions de dollars en espèces, saisis en mars 2007 dans l’une des cachettes d’un des cartels du Mexique.
II. La cocaïne en Europe : une progression alarmante
1. Trafic de cocaïne : une sous-estimation inquiétante
Le trafic de chlorhydrate de cocaïne [4] vers l’Europe explose bel et bien. Mais baisse-t-il pour autant pour l’Amérique du Nord ? Ce n’est pas vraiment le cas. Le 27 avril 2007 [5], l’ambassadeur des États-Unis en République dominicaine annonce que ” le trafic de stupéfiants entre Haïti et la République dominicaine a augmenté de 1000% ” et que ” le trafic de cocaïne a atteint des proportions dramatiques “. La frontière haïtiano-dominicaine est ainsi devenue une ” aire d’opération privilégiée des trafiquants de drogue, en liaison permanente avec de puissants cartels d’Amérique du Sud “.
Explosion du trafic en direction de l’Europe, flux continus vers l’Amérique du Nord : comment expliquer ce paradoxe ? Nous soutenons l’hypothèse que la production de la cocaïne a été sous-estimée par les services officiels, notamment américains, connus pour ” éditer ” les chiffres selon leurs intérêts politiques du moment. Actuellement, la priorité des services de sécurité américains est surtout axée sur la lutte contre le terrorisme, laissant ainsi plus de marge aux autres activités criminelles (mafia, grand banditisme, trafic de drogue, criminalité ordinaire…).
En Europe, cette sous-estimation de la consommation a éclaté au grand jour lors d’une enquête menée en 2006 par l’Institut Pharmacologique de Milan, grâce au procédé de ” chromatographie liquide à haute pression “. Selon les protocoles [6] de recherche de cet Institut, la quantité de produits chimiques (médicaments ou drogue) détectée dans les eaux usées équivaut au volume de ces mêmes produits consommés par la population. Ainsi, la cocaïne retrouvée en aval de l’agglomération milanaise (5 millions d’habitants) dans le fleuve Pô établit la consommation quotidienne à ± 40 000 doses quotidiennes. Or au même moment, les autorités estiment cette consommation à 15 000 doses/jour…
Cette différence statistique montre que les chiffres des différentes sources (rapports, ouvrages, articles) sont à interpréter prudemment. Ainsi, par exemple, les statistiques de la délinquance ordinaire, reposant d’abord sur les déclarations des victimes et l’interpellation des malfaiteurs, ne reflètent pas l’exacte réalité car toutes les victimes ne déposent pas plaintes et tous les malfaiteurs ne sont pas arrêtés. Il en est de même pour le trafic de drogue, domaine dans lequel les estimations s’appuient surtout sur les saisies ou le volume des surfaces cultivées.
2. Les chiffres de la consommation
En Europe, pour l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) [7], la cocaïne est la deuxième drogue la plus consommée, après le cannabis. Dans l’ensemble de l’Union Européenne, 10 millions d’adultes (3%) entre 15 et 64 ans ont consommé cette drogue au moins une fois. 3,5 millions (1%) en ont consommé au cours des 12 derniers mois, et 1,5 million (0,5%) en ont consommé durant les 30 derniers jours. La cocaïne est le 3ème produit cité en demande de traitement thérapeutique après l’héroïne et le cannabis. Elle représente 8% des demandes des usagers.
Selon un communiqué de février 2007 [8], l’Italie serait devenue le premier pays consommateur d’Europe, détrônant depuis deux ans les Pays-Bas. À Naples, les autorités ont opéré en 2006 une saisie d’une tonne de cocaïne – le record pour l’Italie au cours des 25 dernières années. Dans ce pays, les consommateurs seraient environ 2 millions et débourseraient près de 4 milliards d’euro par an pour cette drogue. Les experts envisagent que la consommation sera multipliée par 5 en 2009 !
En France, une étude de 2006 de l’Office central de répression des trafics illicites de stupéfiants (OCRTIS) [9] a révélé une forte augmentation du trafic et de la consommation de cocaïne en Europe, tandis qu’une légère baisse de celle de cannabis se fait ressentir pour la première fois depuis des années. Pour l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, la cocaïne est l’une des drogues illicites les plus consommées après le cannabis. Son expérimentation concernerait 2,6% des 15 à 64 ans. La cocaïne est plus souvent consommée par les hommes (3,9%) que par les femmes (1,6%). Ainsi le nombre de consommateurs de cocaïne en France parmi les 12-75 ans est estimé à environ 1 million de personnes. La consommation en 10 ans (1995-2005) a plus que doublé chez les 15-64 ans (1,1% en 1995 et 2,6 % en 2005).
Ce rapport souligne en conclusion que les pouvoirs publics jugent inquiétant l’usage croissant de la cocaïne, craignant une banalisation de son usage chez les jeunes. Ainsi pour la seule année 2005, 2 807 consommateurs de cocaïne ont été interpellés, ce qui représente une augmentation de 14,2% par rapport à 2004. La chute du prix de cette drogue et son image plus positive que celles du cannabis ou de l’héroïne augmentent sa potentialité de consommation.
3. Une évolution prévisible
En 2003, une Note d’alerte du MCC [10] prévoyait une explosion du trafic de cocaïne. Ces prédictions sont largement confirmées par toutes les données récentes disponibles – et l’Europe est particulièrement touchée. Elle représente, en effet, le deuxième marché visé par les narcotrafiquants après les États-Unis. Sans doute 300 tonnes de cocaïne sont-elles ainsi introduites chaque année sur notre continent, trois fois plus qu’il y a dix ans.
La saturation du marché américain, première destination du trafic, oblige les trafiquants à se tournent de plus en plus vers l’Europe. Ceci explique que, l’offre augmentant, les prix baissent, entraînant une augmentation de consommation.
Karen Tandy, directrice de la Drug Enforcement Administration (DEA), a déclaré, au cours de la 25e Conférence internationale sur la répression des stupéfiants, que le trafic de cocaïne en Europe atteint des niveaux similaires à ceux observés aux Etats-Unis dans les années 1980 [11]. La situation de l’Espagne est particulièrement préoccupante, puisque transite par ce pays près de la moitié de la drogue destinée à l’Europe. En effet, la plupart des routes d’acheminement de la drogue (sud-américaines, africaines, maghrébines), convergent vers l’Espagne. Ce pays est la principale porte d’entrée du trafic pour deux raisons :
sa position géographique permet aisément le transit entre l’Afrique, le Maghreb et l’Europe [12] ;
et ses liens historiques et linguistiques avec l’Amérique latine [13] en font la terre d’accueil idéale des narcotrafiquants colombiens.
Selon les sources américaines, dans la zone euro, le prix moyen d’un kilo s’élève à environ 45 000 dollars, soit une fourchette de 33 000 à 77 000 dollars, alors que, selon les sources européennes, il est estimé entre 26 000 à 56 000 euro. Les prix varient en fonction de la qualité de la drogue (son degré de pureté), son lieu de vente et les fluctuations du marché. Aux États-Unis, le prix moyen d’un kilo de cocaïne (en gros) s’élève à environ 25 000 dollars (fourchette de 9 000 à 40 000 !).
En Europe, selon l’OEDT [14], le prix moyen constaté de la cocaïne dans l’Union européenne a baissé de 22 % entre 2001 et 2006. Aux Etats-Unis [15], de 1982 à 2003, il a également continuellement diminué, tandis que la pureté de la drogue augmentait (enquête réalisée à partir de tests et de saisies).
En France, en 2007, le prix de vente au détail d’un gramme de cocaïne est estimé entre 50 et 80 euro selon la qualité, soit une baisse de 50% par rapport à 1995. Au Royaume-Uni, il est de 35 livres sterling.
En 2007, la prestation réussie d’une ” mule ” (d’Amérique latine vers l’Europe) est payée de 2 000 à 4 000 dollars.
Conclusion
Plusieurs facteurs contribuent à cette prolifération du trafic et, particulièrement, la démocratisation de la consommation qui entraîne une demande toujours plus grande.
On remarque également une ” hybridation ” des trafiquants : l’alliance des cartels avec le grand banditisme, les mafias, les guérillas, les gangs de banlieues urbaines.
Devant l’ampleur de ce phénomène, il est bien évident que les solutions pour freiner ce trafic doivent être trouvées à l’échelle européenne, en coopération avec les États-Unis.
1] Pour plus d’informations, vous pouvez consulter la version complète du document sur le site du [Département de Recherche sur les Menaces Criminelles Contemporaines, dans la rubrique Notes d’alerte
2] Wola ([The Washington Office on Latin America, a non-governmental organization). Lire notamment sur le site de cette ONG : ” New Estimates Show Coca Rising in Colombia, Despite Record Year for Fumigation ” – June 5, 2007.
3] Le ” Plan Colombie ” représente une source d’aide financière et militaire fournie par les États-Unis au gouvernement colombien. Ceci afin de soutenir la lutte contre le trafic de drogue et les guérillas paramilitaires : ” Plan Colombie et démocratie “. Hectór Mondragón Báez, [RISAL – Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine. Source : North American Congress on Latin America – NACLA , Vol. 40, No. 1, janvier/février 2007.
4] [Le chlorhydrate de cocaïne : ” se présente sous forme d’une poudre blanche floconneuse. Il est obtenu en dissolvant la pâte de coca dans de l’acide chlorhydrique et de l’eau. On ajoute un sel de potassium à ce mélange afin d’éliminer les impuretés. Enfin, on ajoute de l’ammoniaque ce qui provoque la précipitation du chlorhydrate de cocaïne qui peut être récupéré et séché… Le sel de cocaïne est hydrophile, il peut être solubilisé dans l’eau et donc injecté, inhalé (sniffé) ou ingéré. Il ne peut être fumé, car inactif à une température proche de sa vaporisation (198°C).
[5] Haïti, Radio Kiskeya.
[6] Publiés par la revue de l'” American Chemical Society ” le 17/11/2006. Voir Le Figaro du 26/12/2006, ” L’usage des stupéfiants analysé dans les égouts”.
[7] Rapport annuel 2006 sur l’état du phénomène de la drogue en Europe, 23 novembre 2006, p. 3.
[8] 3 février 2007 : ” Les Italiens accros à la cocaïne “, Radio-Suisse-Romande (RSR).
[9] Le Monde, 10 octobre 2006.
[10] ” Cocaïne sur l’Europe. L’inondation approche “, Notes d’Alerte du MCC, juillet 2003, n°2.
[12] Il en est de même pour l’immigration clandestine.
13] [En Espagne, ” Parmi les résidents en provenance du continent américain, ceux des pays ibéro-américains représentent l’immense majorité (89,11 pour cent), et dans l’ensemble de ces pays, on peut souligner l’évolution croissante des citoyens de la République Dominicaine, d’Équateur, de Cuba, du Pérou et de la Colombie “. En 2002, 120.612 Equatoriens et 59.443 Colombiens étaient enregistrés en Espagne. Voir aussi ce site.
14] [Observatoire français des drogues et toxicomanies.
15] Selon une étude détaillée de la RAND Corp. et du Washington Office on Latin America [(WOLA)