Source: Rue 89
Par Aida Alami, journaliste
27/07/2010
Les agriculteurs du Nord du pays, obligés de cultiver du « kif » pour
survivre, sont soumis à des pressions de la police marocaine.
(De Bab Berred, Maroc) Le village de Bab Berred, niché au cœur des
montagnes du Rif dans le Nord du Maroc, a retrouvé le calme. Le 11 avril
dernier, une tentative de perquisition dans le domicile d’un cultivateur
de cannabis a conduit des milliers de personnes dans les rues.
La veille de la manifestation, dès l’aube, des camions de police et de
l’armée avaient encerclé la maison d’un agriculteur, tentant de
perquisitionner son domicile en invoquant la présence d’armes illégales.
Mais la maîtresse de maison leur avait barré la route et des dizaines de
voisins s’étaient joints à elle en signe de solidarité.
« Ils nous ont accusés d’avoir des armes. Je leur ai dit que l’on n’en
avait pas, » explique Abdelouaret El Bhoidi, un cultivateur de kif :
« Un policier est venu vérifier dans la maison de mon beau-père. Ici,
tout le monde se connaît. Ils savent bien qu’il n’y a pas d’armes et que
nous sommes contre. »
Environ 10 000 personnes sont descendues dans la rue pour dénoncer la
corruption des autorités dont les cultivateurs se disent victimes.
L’armée et la police présentes à Bab Berred durant la manifestation
n’ont rien pu faire et ont préféré battre prudemment en retraite.
La culture du haschisch, illégale mais tolérée
Dans cette région qui s’étend sur 30 000 km2, des milliers de familles
vivent de la culture du cannabis ou, comme on l’appelle communément au
Maroc, du « kif », depuis plusieurs décennies.
Selon les agriculteurs, les conditions climatiques précaires rendent
impossible toute autre culture. La production de haschisch est
clairement interdite par la loi, mais elle est néanmoins tolérée par les
autorités qui, selon les fermiers, y trouvent aussi leur compte.
Malgré des pressions européennes sur le gouvernement marocain pour
éradiquer cette culture, et plusieurs projets visant à réduire la
production de cannabis, la quasi-totalité des cultivateurs continuent à
cultiver la plante au grand jour.
Abdellah Eljout, un élu local et militant associatif, souligne :
« Il n’y a pas d’alternatives dans la région. On est à la cinquième
génération de culture de cannabis. Cette région a besoin d’aide. Les
gens ne disent pas qu’ils veulent cultiver du cannabis, ils disent
qu’ils veulent vivre. Et ils sont prêts à ne plus en cultiver à
condition de trouver un moyen de subsistance qui soit digne. »
Selon Abdellah Eljout, la solution commence d’abord par une volonté
politique d’appliquer la loi et de stopper une culture qui dure depuis
plus de cent ans en donnant les moyens aux paysans de travailler la
terre autrement.
Une culture qui profite à une minorité
Très peu d’habitants de la région profitent vraiment de cette culture.
Certaines maisons cossues appartiennent à la poignée de cultivateurs et
d’intermédiaires qui se sont enrichis de cette production. Le reste des
habitants gagnent péniblement leur vie.
Abdelouaret El Bohidi ne produit que dix kilos de cannabis par an, qu’il
vend à 250 euros le kilo. Entre rackets et intempéries, ses revenus sont
très faibles et il gagne à peine de quoi faire vivre sa famille :
« C’est tout ce que je possède. Avec [ces sacs de kif], j’achète des
graines, du blé, de l’huile, du savon, les cahiers d’école, je paie
l’électricité, j’achète à manger. Je soigne mes enfants. Si le roi nous
dit d’arrêter, on le fera sur place. Je mangerais de la terre plutôt que
de défier l’ordre de mon roi. »
Un autre agriculteur qui préfère garder l’anonymat raconte les descentes
régulières des autorités qui négocient la liberté des cultivateurs : ils
utiliseraient des avis de recherche comme moyen de pression afin
d’obliger les agriculteurs à payer en échange de leur liberté. Il explique :
« Si tu ne leur donnes rien, tu vas en prison, ils n’ont rien à perdre.
Ils te jettent en prison pour te donner en exemple aux autres. »
Les agriculteurs exigent de l’Etat une position claire sur le problème
dans la région. Un autre cultivateur, Mohamed Amaghir, déclare :
« S’ils veulent nous interdire de cultiver, qu’ils nous le disent à la
télévision ou que nos élus ou les autorités nous le disent. Nous, on ne
demande qu’un morceau de pain et rien d’autre. »