Source: Le Monde
Par Olivier Postel-Vinay
27 août 2010
La polémique sur les ” salles de shoot ” pour héroïnomanes, refusées par François Fillon contre l’avis des spécialistes, n’a pas pour autant fourni l’occasion d’engager le débat de fond sur les drogues. Par l’effet d’une singulière paresse de la pensée, les tenants et aboutissants de ce débat sont ignorés en France.
Publiée en juin 2010, la dernière enquête de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies montre que 85 % des Français sont hostiles à l’idée que le cannabis soit mis en vente libre. Ils sont encore plus de la moitié à refuser que la vente de cannabis soit autorisée ” sous certaines conditions “. L’Observatoire n’a pas posé la question de savoir s’ils seraient favorables à la mise en vente libre des drogues dites dures, tant la question, apparemment, ne se pose pas, et tant la réponse est attendue : près de 100 % de non ! Or la question se pose et est posée sérieusement par des gens sérieux, dont une fraction non négligeable répond par l’affirmative.
Comme souvent, hélas, en démocratie, l’opinion majoritaire est fondée sur une sainte ignorance. Dans son enquête, l’Observatoire ne pose pas la question de savoir s’il existe un pays européen où chacun peut en toute légalité se procurer des drogues dures et en consommer sans être inquiété par la police et la justice. Bien peu de Français savent qu’un tel pays existe.
Le Portugal a ainsi décriminalisé l’usage de toutes drogues en 2001. Ce pays a donc près de dix ans de recul pour juger de l’intérêt de cette mesure. Or le bilan est clairement positif. La consommation de drogues y est désormais l’une des plus faibles d’Europe et se fait dans des conditions sanitaires et psychologiques optimisées.
Pour tenter de réfléchir sereinement à ce sujet ô combien passionnel, la voie la plus efficace est d’examiner la situation aux Etats-Unis et en Amérique latine. Les problèmes nés de la prohibition y sont tellement monstrueux que les arguments en faveur d’une libéralisation du marché ne peuvent être ignorés de l’observateur de bonne foi. Quels sont-ils ? Le principal résume tous les autres : le coût économique, social et politique de la prohibition dépasse de très loin les bénéfices qu’elle est censée apporter. Malgré l’intensité de la ” guerre antidrogue ” menée par les Etats-Unis depuis des décennies, la consommation de drogues dans ce pays n’a pas diminué ; elle s’est ” démocratisée “, les prix ayant baissé. Un demi-million de personnes sont entassées dans les prisons américaines pour n’avoir souvent que consommé une drogue illicite. Quand ils en sortent, ils vivent en marge. Les cartels de la drogue n’ont jamais été aussi puissants, faisant trembler les fragiles démocraties latino-américaines. Au Mexique, les têtes coupées roulent sur l’asphalte. Partout, la corruption vérole les polices, les tribunaux et jusqu’aux plus hautes sphères des Etats.
Il n’est pas difficile de comprendre que la prohibition actuelle reproduit l’erreur de celle de l’alcool des années 1920, avec des effets décuplés sur le crime, la santé publique et la cohésion sociale. Si l’on ajoute la question de l’Afghanistan, où armée américaine et talibans se disputent le contrôle de l’épicentre de la production de l’héroïne mondiale, on voit que la prohibition contribue à compromettre la paix.
Sur ce bilan désastreux, la plupart des experts de bonne foi sont d’accord, d’accord aussi pour conclure à la nécessité d’étudier les moyens d’assouplir les dispositifs répressifs, de libéraliser les conditions d’achat, voire de légaliser complètement le marché. Traiter les drogues comme l’alcool (qui est une drogue dure, ne l’oublions pas), telle est la solution préconisée depuis longtemps par divers économistes. L’héroïne, la cocaïne et les amphétamines seraient produites par des compagnies privées, soumises aux procédures de contrôle qualité, et leur commerce taxé. Les acheteurs seraient avertis des effets de ces produits, comme ils le sont pour l’alcool et le tabac, mais ils seraient libres de consommer ou non. Le pari est que la consommation n’augmenterait pas – mais peut-être diminuerait, comme l’exemple portugais le laisse espérer.
Ce faisant, nous reviendrions à la situation qui était celle du monde occidental à la veille de la première guerre mondiale, du temps où la notion de drogue illicite n’existait pas. Il va sans dire que cette solution radicale heurte les meilleurs esprits. Mais au moins, que le débat soit lancé !
Olivier Postel-Vinay
Directeur du magazine ” Books ”
Lire le dossier du numéro de septembre de ” Books “, ” Faut-il légaliser les drogues dures ? ”