Source: Trends
03 mars 2010
Par: Robert van Apeldoorn
Le regard porté par les Etats-Unis sur le cannabis change. Sa consommation pour raison médicale est désormais autorisée dans 14 Etats. Il y existe même un débat pour en élargir l’usage afin d’augmenter les recettes fiscales américaines. Où en est la réflexion en Belgique ?
Le changement est surprenant. Les Etats-Unis n’ont jamais lésiné sur les moyens dans leur lutte contre la drogue et leur législation a inspiré celles des pays européens. Pourtant, en janvier dernier, le New Jersey était le 14e Etat à légaliser l’usage et la culture du cannabis (chanvre et marijuana inclus) pour raisons médicales. Ce qui laisse entrevoir le développement d’un secteur d’activité inattendu.
Certes, la vente du cannabis n’est pas libre. Chaque Etat a établi une liste des maladies qui en autorisent l’usage. En priorité, il s’agit du sida et du cancer, mais la Californie accepte également la plante et ses dérivés comme remède contre l’insomnie ou l’anxiété. En pratique, il n’est guère difficile d’obtenir une ordonnance. Des boutiques fleurissent dans cet Etat sous le nom de Compassionate Care Clinics ou Dispensaries. On y trouve le cannabis sous diverses formes, y compris parfois des glaces, des biscuits ou des boissons fraîches.
Des milliards d’euros de taxes potentielles
«Comme beaucoup d’Etats souffrent de gros déficits budgétaires, les partisans de la légalisation affirment que ces administrations pourraient tirer profit de nouvelles taxes sur la vente de marijuana», écrivait à la mi-janvier le Wall Street Journal. En effet, le cannabis n’est plus cantonné aux pages faits divers des journaux. La presse économique s’y intéresse également. En octobre dernier, le bimensuel Fortune lui consacrait même sa une. Et développait la thèse suivante : la légalisation du cannabis est acquise de facto car le président Barack Obama a stoppé les raids de la police fédérale sur les boutiques et les cultures de cannabis dans les Etats qui autorisent le cannabis médical. Jusqu’ici, en effet, la légalisation organisée par certains Etats américains était combattue par Washington, au motif qu’elle contrevenait à des lois nationales. La décision de Barack Obama crée un nouveau contexte. Fortune compare ce revirement présidentiel au 21e amendement de la constitution américaine, qui avait mis fin en 1933 à la prohibition de l’alcool.
L’impact économique d’une légalisation du cannabis a étéétudié par un économiste de Harvard, Jeffrey Miron. Dans un rapport publié en 2008, il estimait le gain fiscal annuel à 4,8 milliards d’euros si le cannabis subissait une fiscalité comparable à celle qui frappe l’alcool et le tabac. A quoi il faudrait ajouter les économies engrangées par les pouvoirs publics sur les dépenses réalisées pour lutter contre cette drogue douce, soit 9,2 milliards d’euros. La ville d’Oakland (Californie) a anticipé le débat et a créé l’été dernier une taxe sur le cannabis vendu sur son territoire.
Dans une étude plus récente, une thèse d’économie développée à la Brown University (Etat de Rhode Island) en avril 2009 évoque un potentiel de taxes situé entre 70 et 200 milliards de dollars. L’auteur, Max Chaiken, estime que ce montant «est suffisant pour financer le Medicaid (aide médicale aux faibles revenus) ou 20 mois de guerre en Irak». Le calcul est assez complexe, car il s’agit d’imaginer le prix du cannabis en situation de dépénalisation et le volume distribué actuellement. Puis d’estimer l’effet sur le volume vendu et imaginer différents niveaux de taxes. L’étude évalue par exemple que le gramme de cannabis passerait d’une dizaine de dollars à un maximum de 3 dollars. Elle reconnaît dans sa conclusion que ces calculs n’abordent pas toutes les conséquences. «Il est possible que les recherches futures dans ce domaine révèleront des coûts sérieux pour la société, dus à la consommation de marijuana», y précise-t-on.
Libéralisation totale ?
Ce débat touche un monde bien plus large que les nostalgiques des hippies et de la fumette aux cheveux longs. L’image du cannabis s’est adoucie. Elle est désormais assimilée à des substances légales comme l’alcool, avec, en sus, des vertus thérapeutiques qui deviennent des arguments supplémentaires. Un autre argument en faveur de la libéralisation est l’échec de la politique anti-drogue. Même un économiste plutôt conservateur, le prix Nobel Milton Friedman, estimait avant sa mort (en 2006) que la vente de cannabis (et de drogue en général) devait être libéralisée. Sa mise hors-la-loi a développé, selon lui, la criminalitéà un niveau élevé. A tel point qu’une légalisation pourrait entraîner la fermeture de la moitié des prisons américaines.
Il reflète ici l’approche d’économistes «libertaires» – qui peuvent aussi être libéraux – estimant que le libre marché a des vertus supérieures à celles de l’Etat et de ses interventions au nom de l’intérêt public. Dans cette optique, l’économiste Jeffrey Miron a poussé plus loin ses simulations. Il a imaginé les gains supposés d’une légalisation portant sur toutes les drogues illicites. Elle rapporterait selon lui 31,3 milliards d’euros d’économies dans les budgets de lutte contre la drogue, dont 13,7 milliards pour la cocaïne et l’héroïne, 9,2 milliards pour le cannabis, et le solde, 8,3 milliards, pour les autres drogues. Les substances légalisées seraient alors taxées, ce qui rapporterait 16 milliards d’euros pour la cocaïne et l’héroïne, 4,8 milliards pour le cannabis, et 2,5 milliards pour les autres drogues, soit un total de 23,3 milliards. Une libéralisation totale procurerait ainsi 54,6 milliards d’euros de moyens nouveaux à l’Etat américain (fédéral et local).
Intérêt mitigé en Belgique
En Belgique, ces raisonnements ne sont pas encore très courants. «Selon la loi belge, le cannabis est toujours une drogue illégale», rappelle Lieselot Bleyenberg, porte-parole du ministre de la Justice, Stefaan De Clerck. Une tolérance a été officiellement introduite par une circulaire ministérielle de 2005. Elle donne une priorité minimale des poursuites envers les utilisateurs de cannabis (3 g maximum). La culture d’un plant est aussi incluse dans cette tolérance. Il s’agit toujours d’une entorse à la loi, mais aucune poursuite ne sera organisée. La police est toutefois invitée à dresser un P.-V. simplifié.
Cette base rend inimaginable le développement d’une activité de production et de distribution, et encore moins une taxation. Et rien ne semble indiquer un changement à court terme. «Personnellement, je ne suis pas contre, indique le sénateur MR Alain Destexhe, qui vise ici l’usage médical du cannabis. Mais pour le moment, il n’y a pas de débat.» L’élu Open VLD Vincent Van Quickenborne a naguère défendu l’idée d’une distribution légalisée du cannabis, de préférence dans un cadre européen, mais il se montre discret sur le sujet depuis qu’il est entré au gouvernement.