Source: Le Matin
7 juillet 2010
Par: Renaud Michiels –
Bernard Rappaz est détenu et suivi aux Hôpitaux universitaires de
Genève. «J’arrive enfin au bout de mon tunnel avec la liberté ou la
mort», écrit-il. A bout, Rappaz nous inflige un dilemme insoluble
Entre Bernard Rappaz et le Valais, le bras de fer continue. Mais le
dénouement est proche. «J’arrive enfin au bout de mon tunnel avec la
liberté ou la mort», écrit le chanvrier dans une lettre datée du 1er
juillet. Après 98 jours de grève, interrompus 12 jours durant, le
chanvrier détenu dans l’unité carcérale des Hôpitaux universitaires
genevois est à bout. «Il s’affaiblit continuellement, a besoin de deux
béquilles et ne pourra bientôt plus se lever», explique Aba Neeman, son
avocat. «Les risques cardiaques et de thromboses sont grands. Son
médecin attitré vient de partir en vacances pour trois semaines. Il m’a
laissé entendre que si rien ne changeait, il ne pensait pas le revoir
vivant.» Seule issue: il faut qu’un camp plie. Mais Rappaz répète qu’il
est prêt à aller au bout. «Un guerrier qu’il soit violent ou non
violent, n’a pas peur de la mort», écrit-il.
Et Esther
Waeber-Kalbermatten, la conseillère d’Etat en charge du dossier, répète,
elle, qu’il n’est pas question d’une interruption de peine… L’impasse
est totale. Par son jusqu’au-boutisme, le chanvrier place les politiques
comme toute la société face à une question au fond purement morale, une
question vertigineuse: peut-on le laisser mourir? Ou faut-il le sauver
contre sa volonté?
Seuls les médecins semblent avoir tranché. Pour eux, pas question de
nourrir Rappaz de force: il a expressément demandé à n’être ni alimenté
ni réanimé. Des directives que le corps médical dit vouloir respecter.
Et ce même si un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme
stipule que l’alimentation forcée est obligatoire «s’il existe un danger
manifeste pour la vie de l’intéressé».
Interview de Esther Waeber-Kalbermatten, conseillère d’Etat valaisanne
(PS) en charge de la Sécurité : «Bernard Rappaz nous force à affronter
des questions éthiques»
Une pétition vous demande d’interrompre la peine de prison de Bernard
Rappaz: ça change quoi?
Laissez-moi le temps de me pencher sur le texte, mais, sur le fond, je
le répète, il n’y aura pas d’interruption de l’exécution de la peine.
Il peut aujourd’hui mourir: pourquoi n’ordonnez-vous pas qu’il soit
nourri de force?
Sans parler des questions éthiques et juridiques, le corps médical des
Hôpitaux universitaire de Genève nous a fait savoir qu’il n’exécuterait
pas une telle demande d’alimentation artificielle, puisque M.?Rappaz la
refuse.
Et alors? Vous pouvez quand même décider d’une alimentation forcée. Même
si les médecins refusent d’agir, un gardien de prison peut s’en charger,
non?
Un gardien de prison? C’est exclu: soyons dignes et professionnels.
Réalimenter une personne qui ne mange plus depuis si longtemps est
compliqué, spécial, ça demande des connaissances et des compétences
médicales. Ça ne peut pas se faire sans l’encadrement d’un médecin. Mais
nous continuons à explorer toutes les pistes possibles. Chacun réalise
aujourd’hui que la situation de M.?Rappaz ne peut pas durer encore
longtemps.
Sur quels scénarios travaillez-vous?
Je ne peux pas en dire plus pour l’instant. Mais le 1er scénario, le
plus simple, le plus logique reste qu’il arrête sa grève. On étudie
d’ailleurs encore des moyens pour essayer de le convaincre.
C’est pour le convaincre que vous êtes allée le voir à la prison de
l’hôpital la semaine dernière?
Il m’avait envoyé une lettre me demandant de le voir. Mais oui, je suis
allée à sa rencontre pour l’écouter, tenter de le convaincre et lui
répéter qu’il n’y aura pas d’interruption de sa peine.
Pour vous, est-ce humainement plus compliqué maintenant que vous l’avez
rencontré?
Je lui ai parlé, j’ai mis un visage sur un dossier que je connais
maintenant plus que bien. C’est moins abstrait. Mais je ne vais pas
prétendre le connaître parce que je l’ai rencontré une fois. Et mon
travail reste de traiter son cas avec professionnalisme.
Mais n’est-ce pas un cas particulièrement lourd à gérer?
M. Rappaz représente un cas spécial, unique, exceptionnel dans
l’histoire du Valais. Il nous force à affronter – et c’est également
positif – des questions judiciaires sur l’exécution des peines, sur le
rôle de l’Etat. Et évidemment des questions éthiques. Alors oui, c’est
parfois lourd. Mais le plus lourd, c’est pour lui.
Reste que vos décisions peuvent peser sur la vie ou la mort d’un homme.
Vous dormez bien?
Merci de poser la question. Mais je sais faire la différence entre ma
vie professionnelle et privée.
Avis de spécialistes
Jacques de Haller, président de la Fédération des médecins suisses (FMH)
Il s’agit d’un dilemme moral ingérable, insupportable. Face à un tel
cas, un médecin a forcément envie de sauver son patient. Mais il ne peut
pas improviser, au risque de tomber dans l’émotionnel, ce qui ne fait
jamais de la bonne médecine. Raison pour laquelle les médecins doivent
s’appuyer sur le Code de déontologie de la FMH. Ce code est à la fois
une contrainte – celui qui ne le respecte pas risque des sanctions – et
une aide précise sur laquelle tout praticien peut s’appuyer. Il stipule
que le consentement libre et informé du patient reste un préalable
absolu à toute action médicale. Le médecin doit respecter les voeux du
patient, il ne peut ni le réanimer ni le nourrir de force contre sa
volonté. Il existe une seule exception à cette règle: si le patient a
des troubles psychiques ou n’est pas capable de discerner les enjeux de
son action. En l’occurrence, si j’en crois les comptes rendus des
médias, il ne semble pas que M. Rappaz soit dans cette situation. Il a
donc le droit de décider s’il veut mourir et cette décision doit être
médicalement respectée.
Denis Müller, éthicien, professeur à l’Université de Lausanne
C’est un dilemme éthique extrêmement difficile à trancher. De ce que je
sais, M. Rappaz agit de manière consciente et libre. Il a choisi de
mourir plutôt que de purger la totalité de sa peine, qu’il estime
injuste. Il doit donc être reconnu dans ses droits et sa démarche. Le
Conseil d’Etat valaisan estime, lui, au nom de la séparation des
pouvoirs, qu’il n’a pas à casser un jugement qui a toutes les apparences
d’une décision respectueuse du droit. Si on s’en tient là, c’est à M.
Rappaz, et à lui seul, de décider ce qui lui paraît juste: donc il faut
respecter sa volonté de mourir. Mais le Conseil d’Etat valaisan pourrait
aussi adopter un point de vue supérieur, plus éthique que juridique. Il
pourrait s’interroger sur la proportionnalité entre le crime de M.
Rappaz et la valeur de la vie d’un homme. Etant donné le caractère
idéologique du débat au sujet du chanvre dans notre société, qui ne me
paraît pas justifier une position intransigeante et légaliste, le
Conseil d’Etat pourrait demander à toutes les instances juridiques déjà
utilisées ou non de se prononcer à nouveau, en attirant l’attention sur
le caractère ultime de la détermination du condamné ou proposer lui-même
un compromis humanitaire. Même si je comprends le refus de céder à un
quelconque chantage, je suis troublé par le fait que M. Rappaz soit prêt
à une telle extrémité pour obtenir une réduction de sa peine. Ce
comportement doit nous interpeller du point de vue éthique. Quant à ceux
qui estiment que la loi doit être appliquée à M. Rappaz comme à tout
autre, ne doit-on pas leur demander si les dispositions au sujet du
chanvre ne pourraient pas comporter une partie d’injustice incompatible
avec l’éthique?
Robert Assaël, avocat, ténor du barreau genevois
Il peut paraître moralement choquant de laisser mourir sous ses yeux une
personne qui en réalité ne le veut pas. Cela étant, pour éviter cette
issue extrême, l’Etat devrait accepter de céder au bras de fer engagé
par M. Rappaz, ce qui n’est pas possible, car cela reviendrait à donner
à toute personne incarcérée le moyen de sortir de prison quand bon lui
semble! On ne peut pour autant pas parler juridiquement de tentative de
chantage, puisque cette infraction exige un dessin d’enrichissement
illégitime. M. Rappaz a pris des directives anticipées, au sens de la
loi sur la santé, qui imposent aux médecins de ne pas le nourrir, notre
ordre juridique étant fondé sur l’autodétermination.
Ainsi, ceux qui n’interviendraient pas ne pourraient être poursuivis
pénalement, en particulier pour omission de prêter secours. J’espère
vivement que l’autorité tranche sans délai sa demande de grâce ou trouve
une solution médiane.
En tout cas, aucun sentiment d’injustice, si respectable soit-il, ne
justifie la mort!