Lettre ouverte à Marisol Touraine.
Toulouse, le 29 octobre 2014
Madame la ministre, vous souhaitez changer le quotidien des patients et des professionnels de santé… Nous aussi !
La coordination Chanvre & Libertés déplore qu’une fois encore l’avis des experts en addictologie ne soit pas pleinement considéré, et que la situation sanitaire des usagers de cannabis ne soit absolument pas abordée dans le nouveau projet de loi de santé, à l’heure où le gouvernement consent à l’ouverture des salles de consommations à moindres risques pour les usagers de drogues injectables. Cet « oubli » n’est pas anodin s’il l’on se réfère au plan de la MILDECA1 : il contribue à maintenir une chape idéologique sur le cannabis, qui occulte la réalité du terrain2 et déforme les perceptions3, 4 au profit du mythe selon lequel « la drogue », avec le cannabis en chef de file, incarnerait le mal et la perversion par le plaisir5. Selon les pouvoirs publics, l’abstinence serait ainsi la seule réponse envisageable pour améliorer la santé des 4 millions de citoyens consommateurs. Ce dogme manichéen et naïf, largement relayé par les médias6, considère qu’aucun usage ne peut être bénéfique et que tous les usages sont problématiques, ce qui va totalement à l’encontre des évidences scientifiques : le chanvre (cannabis en latin) est une plante peu toxique7, 8, faiblement addictive9, 10 avec un potentiel thérapeutique important11.
Afin de rationaliser le débat et de pointer les véritables enjeux sanitaires, il est indispensable d’abroger l’article L3421-4 du code de la santé publique. Il occulte les bénéfices individuels liés à l’usage de chanvre alors qu’ils sont essentiels à considérer pour une prise en charge optimale des usages problématiques12
Bien que les dommages liés au mésusage de cannabis soient nettement plus faibles que ceux liés au mésusage d’alcool, selon l’ensemble de la communauté scientifique internationale8, 13, 14, ceux-ci existent bel et bien et ne peuvent être négligés.
Les risques sanitaires encourus sont liés à 3 facteurs d’importance croissante : le terrain (âge, antécédents psychiatriques, environnement social), la qualité du produit consommé (pureté et concentration en principes actifs) et surtout son mode de consommation (fréquence et mode d’administration). Les enjeux sanitaires sont colossaux car le cannabis est un produit largement répandu en France, notamment chez les plus jeunes – usage actuel : 17,5 % chez les 15-34 ans15 et 36 % à 17 ans16 – et ce sont principalement les comportements qui sont à risques. C’est pourquoi, nous plaidons pour la mise en place de campagnes ciblées, pragmatiques et réalistes, qui aborderaient concrètement les pratiques d’usages les moins dommageables, notamment lors des premières expérimentations, lorsque les habitudes de consommation se mettent en place. Par exemple, le choix de mélanger le tabac au cannabis est une pratique néfaste, ultra-majoritaire en France, et qui représente une porte d’entrée dans l’addiction très forte à la nicotine.
Tant que l’on ne reconnait pas que la majorité des usages chez les adultes ne sont pas problématiques en dépénalisant ce comportement dans la sphère privée, les familles et l’entourage ne pourront investir leur rôle d’éducation à l’usage auprès des adolescents et toute stratégie pour protéger la jeunesse et réduire les dommages sera vaine17, 18
En effet, la dé-judiciarisation de l’usage privé est une mesure de santé publique plaidée depuis plusieurs années par nombre d’experts français en addictologie19 (Fédération Addiction, SOS Addiction, Fédération Française d’Addictologie, Association Française de Réduction-des-risques) et par la majorité de nos médecins généralistes4, mais aussi par la Commission globale sur les politiques relatives aux drogues20, et depuis cet été par l’OMS21. En décembre dernier, le directeur exécutif de l’ONUDC confirmait qu’une telle mesure reste compatible avec les conventions internationales en matière de contrôle des stupéfiants. Notre politique de santé publique en matière de substances psychotropes est archaïque et inefficace ; elle présente un coût totalement disproportionné22 et génère de nombreux dommages, pour les usagers trop souvent discriminés, mais aussi pour la société en dynamisant l’économie mafieuse23 et la corruption de nos plus hauts fonctionnaires24.
Dans ces conditions, l’état ne peut répondre à ses missions de protection de la population, de santé publique et de défense de l’intérêt général. La réforme est donc une nécessité prioritaire, comme le suggèrent nos voisins allemands25
Une « stratégie innovante » ne consisterait-elle pas plutôt à dépénaliser l’usage de cannabis et sa production domestique à des fins personnelles, en y apposant un cadre réglementaire pour permettre, sous conditions, le partage non-lucratif de fleurs de chanvre cultivées localement et à petite échelle. Les usagers de chanvre peuvent eux aussi prétendre à évoluer dans « un espace supervisé par des professionnels assurant aux usagers (…) des aides spécifiques (…) permettant de diminuer les comportements à risque ». Ce type de mesures appliquées au cannabis recueille un avis favorable en population générale française26, et peut être facilement expérimenté à travers le modèle de Cannabis Social Club (CSC) que propose la coordination Chanvre & Libertés, et qui fleurit déjà en Espagne, Suisse, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Slovénie… Les CSC sont des associations à but non lucratif, accessibles uniquement par cooptation et réservées aux usagers majeurs, qui fonctionnent selon des règles démocratiques et éthiques. En encadrant localement les pratiques de production, de distribution et d’usage du chanvre, les CSC développent l’auto-support, la régulation par les pairs et in fine la consommation responsable. Ce concept offre par ailleurs une accessibilité accrue à des dispositifs de soins en cas de pratiques à risques et permet de contrôler la qualité des fleurs et des dérivés issus de leurs transformations. Il convient enfin de préciser que ce dispositif peut aisément être évalué, ne serait-ce qu’à titre expérimental.
Ne soyons pas les derniers à évoluer sur cette question somme toute banale et n’attendons pas de nous faire dépasser par la situation : il est urgent pour l’ensemble de la population de mieux comprendre la réalité de l’usage du chanvre en France et pour le Législateur, de se saisir courageusement de cette problématique de société ignorée depuis trop longtemps
Dans l’attente de vos commentaires pour une éventuelle collaboration et des échanges plus constructifs, nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, nos salutations respectueuses et distinguées.
Références bibliographiques.
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