L’HISTORIQUE ET L’ÉVOLUTION DES PRINCIPALES CONVENTIONS INTERNATIONALES DE CONTRÔLE DES STUPÉFIANTS
Produit pour le comité sénatorial spécial sur les drogues illicites
Jay Sinha
Division du droit et du gouvernement
Le 21 février 2001
Dresser un historique du contrôle international des stupéfiants permet de constater les fondements philosophiques et pratiques qui sous-tendent les conventions. Amorcé à une époque marquée par le racisme et des guerres commerciales coloniales, le contrôle des stupéfiants axé sur la prohibition s’est étendu à l’échelle internationale à l’insistance des États-Unis. L’Amérique et les puissances coloniales devaient faire face aux effets de la toxicomanie à l’intérieur de leurs frontières, mais au lieu de s’attaquer à la fois à la « demande » – le caractère sociomédical du problème – et à l’« offre », elles ont ciblé uniquement l’offre et tenté de bloquer l’entrée des stupéfiants dans leurs territoires. Ce faisant, elles ont acquis du capital politique à l’intérieur de leurs frontières tout en déplaçant le fardeau et les coûts du contrôle des stupéfiants, principalement vers les pays en voie de développement asiatiques et latino-américains, qui n’avaient ni la disposition culturelle ni les ressources requises pour procéder à une telle ingérence – ni la puissance économique ou militaire qui leur aurait permis de refuser ce qu’on leur imposait. L’attention accordée par les pays occidentaux à la prohibition a aussi eu pour effet de stimuler la croissance et le développement du commerce mondial des drogues illicites. Ironiquement, le système s’est avéré peu efficace pour ce qui est de contenir l’approvisionnement en stupéfiants à la source. Néanmoins, les activistes qui mettaient l’accent sur l’éradication de l’offre ont dans une large mesure atteint leur objectif de créer un système international de contrôle des stupéfiants axé sur la prohibition.
La Convention unique réunissait les éléments du système de contrôle élaboré sous l’égide de l’ONU en un document principal sur le contrôle des narcotiques – un instrument reflétant surtout les compromis entre les intérêts nationaux et économiques des pays occidentaux producteurs de médicaments. La Convention sur les psychotropes a marqué un affaiblissement de la structure de contrôle, reflétant l’influence déterminante des intérêts pharmaceutiques européens et nord-américains au long des négociations. La Convention contre le trafic illicite a solidement mis en place un système de droit criminel international qui mise sur la criminalisation et la pénalisation pour lutter contre le trafic mondial des stupéfiants.
Bien que les trois conventions accordent aux pays membres une certaine marge de manœuvre pour formuler des stratégies de contrôle des stupéfiants adaptées à leurs propres réalités socioculturelles, politiques et économiques, cette flexibilité est clairement restreinte par une structure générale axée sur la prohibition et la criminalisation.
INTRODUCTION : LES TROIS CONVENTIONS
La production et la consommation de stupéfiants ou de drogues() ne sont pas des phénomènes récents. L’être humain a recours aux substances psychoactives – c’est-à-dire qui ont une action sur l’activité mentale – telles que l’opium, le cannabis, le coca, le bétel, le kava, la mescaline et le qat depuis des millénaires; elles servent à diverses fins – des activités sociales et spirituelles aux applications médicales et nutritionnelles.
Par comparaison à cet historique millénaire de l’usage varié des drogues au sein de nombreuses cultures partout dans le monde, le contrôle international de la production, de la distribution et de la consommation des stupéfiants est relativement récent – il s’agit d’un phénomène propre au XXe siècle, dont l’émergence est due en partie à la croissance inquiétante de l’abus des drogues et de la toxicomanie. À de nombreux égards, le monde d’aujourd’hui est un monde axé sur le commerce et les finances, dominé par les intérêts politiques et pécuniaires des pays les plus puissants. La situation était la même il y a un siècle : la création et l’évolution du régime de contrôle international des stupéfiants en fournissent la preuve.
Le cadre juridique et administratif actuel du contrôle international des stupéfiants est exposé dans trois conventions internationales négociées sous l’égide des Nations Unies (ONU)() :
la Convention unique sur les stupéfiants de 1961() (la Convention unique) et le Protocole portant amendement à la Convention unique sur les stupéfiants de 1961() (le Protocole de la Convention unique);
la Convention sur les substances psychotropes() (la Convention sur les psychotropes);
la Convention contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes() (la Convention contre le trafic illicite).
La Convention unique regroupe les neuf traités multilatéraux sur le contrôle des stupéfiants négociés entre 1912 et 1953. À part ce regroupement, la Convention visait principalement à réorganiser l’administration des drogues par les Nations Unies et à élargir le système de contrôle existant de manière à inclure les matières premières des narcotiques. Plus d’une centaine de narcotiques sont visés par la Convention, notamment les produits provenant principalement de plantes tels que l’opium, les dérivés de l’opium (la morphine, l’héroïne, la codéine), le cannabis, le coca et la cocaïne, ainsi que les narcotiques de synthèse, dont la méthadone et la péthidine. Ces substances sont classées selon quatre tableaux, chaque tableau étant assujetti à un niveau de contrôle différent. Par exemple, la Convention unique interdit la consommation de l’opium (par aspiration de la fumée ou par ingestion), la mastication de la feuille de coca, la consommation de la résine de cannabis (par aspiration de la fumée) et l’usage non médical du cannabis.
Le Protocole de la Convention unique resserre davantage les contrôles visant la production, l’usage et la distribution des narcotiques illicites. Le Protocole renferme également des dispositions sur le traitement et la réadaptation des toxicomanes.
La Convention sur les psychotropes élargit le contrôle international de manière à inclure les nombreuses substances psychotropes de synthèse : des stimulants, tels que les amphétamines; des dépresseurs, tels que les barbituriques; et les hallucinogènes, tels que la mescaline et le LSD (diéthylamide de l’acide lysergique). Comme dans la Convention unique, les drogues sont réparties en quatre tableaux en fonction de leur potentiel d’accoutumance et de toxicomanie, ainsi que de leur valeur thérapeutique. La Convention établit des dispositions détaillées concernant le commerce international des psychotropes, y compris des mesures qui contrôlent strictement l’exportation et l’importation de ces substances. Elle comporte également des mesures de prévention de la toxicomanie et de réadaptation.
La Convention contre le trafic illicite vise à compléter les deux conventions précédentes en s’attaquant au trafic illicite des stupéfiants assujettis au contrôle international. Ses principaux objectifs sont l’amélioration de la coopération en matière d’application du droit international et le renforcement des lois criminelles nationales. La Convention renferme des dispositions sur le blanchiment de fonds, le gel des dossiers financiers et commerciaux, l’extradition des trafiquants, le transfert des poursuites criminelles, l’assistance juridique réciproque et le contrôle strict des produits chimiques souvent utilisés pour la production illicite.
Chacun des traités encourage – ou, souvent, exige – que les pays membres adoptent des dispositions pénales vigoureuses.
La nature des conventions découle directement du contexte historique qui a mené à leur élaboration. Il est utile de connaître quelques thèmes importants qui, en divers endroits, caractérisent et ponctuent l’historique du contrôle international des stupéfiants ainsi que l’évolution et la mise en oeuvre des trois conventions :
La prohibition : Le régime de contrôle international des stupéfiants est fondé sur une philosophie axée sur la prohibition – par opposition à la réglementation – de la production et de l’usage à des fins autres que médicales ou scientifiques (c.-à-d. illicites). Le cadre juridique a eu pour objectif central de contrôler l’approvisionnement en stupéfiants (l’offre) à la source et d’imposer des sanctions pénales aux producteurs, trafiquants, revendeurs et usagers. Ce n’est que tardivement au XXe siècle que l’on a envisagé les questions étiologiques et associées à la demande, telles que les problèmes sociaux nationaux, les préoccupations liées à la santé publique et les options en matière de réduction des effets nocifs sur les usagers. L’infrastructure de contrôle actuelle continue de s’appuyer sur la prohibition.
Les intérêts extérieurs : L’évolution du système de contrôle international des stupéfiants a été fortement marquée par de nombreux éléments sans lien direct avec le contrôle des stupéfiants, notamment : le racisme, la peur, les intérêts économiques, la politique nationale et internationale, le commerce mondial, le protectionnisme national, la guerre, les initiatives en matière de contrôle des armements, la guerre froide, l’aide au développement et divers programmes d’action de grandes entreprises.
Les États-Unis : Depuis le début des initiatives de contrôle international des
stupéfiants au seuil du XXe siècle, les États-Unis ont joué le rôle principal dans la plupart des négociations multilatérales. La focalisation sur la prohibition découle dans une large mesure de la politique américaine – les diverses formes, passées et actuelles, de la « war on drugs » (la lutte antidrogue) – et de personnes influentes qui ont représenté les États-Unis dans les forums internationaux.
Les personnes influentes : Certaines personnes ont marqué l’histoire du contrôle international des stupéfiants. Ces personnes occupaient des postes influents à des moments opportuns et, en raison de leurs croyances, de leur éthique, de leurs ambitions et de leur ferme détermination, elles ont exercé une influence exceptionnelle sur la formulation du régime de contrôle international des stupéfiants.
Dans le présent document, nous esquisserons le contexte historique du contrôle des stupéfiants au XXe siècle qui a mené à l’adoption des trois conventions; nous examinerons aussi la façon dont le contexte historique a influencé la négociation et l’élaboration de ces conventions, et dont il continue d’agir sur leur interaction et leur mise en oeuvre(). Ce faisant, nous analyserons la flexibilité et les limites actuelles des conventions().
Un aperçu de l’historique de l’infrastructure du contrôle international des stupéfiants aide à comprendre la philosophie bien enracinée de la prohibition, ainsi que les motifs qui ont entraîné la création et la perpétuation du système actuel. Il n’est pas évident de déceler ces motifs en se limitant à une analyse du texte des conventions ou de leurs commentaires officiels(). Toutefois, un examen historique les fait ressortir et donne une compréhension plus équilibrée du mécanisme actuel de contrôle international des stupéfiants.
LE CONTEXTE HISTORIQUE MENANT AUX TROIS CONVENTIONS : AVANT 1961
Tout le long du XIXe siècle, au Canada, aux États-Unis, en Europe et en Australie, des gens de toutes les couches sociales consommaient de l’opium et du coca, sous diverses formes et dans divers mélanges, principalement à des fins palliatives et tranquillisantes(). Le contrôle médical et juridique de ces drogues était peu important, et les connaissances au sujet de l’accoutumance et de l’usage abusif étaient restreintes. La consommation de drogues relevait du domaine personnel et n’exposait pas l’utilisateur à la réprobation de la société. L’accoutumance et la consommation abusive étaient courantes, tout simplement en raison de l’ignorance des effets médicaux de ces drogues. Aux États-Unis, par exemple, les historiens ont dressé le portait type du toxicomane du XIXe siècle : une femme, de classe moyenne, d’âge moyen et blanche; il s’agissait souvent de « ménagères » et de personnes exerçant une profession médicale().
Les vagues de migration de l’Asie vers l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie ont contribué à une modification marquée des attitudes à l’égard de la respectabilité de l’usage des drogues. En particulier, la main-d’œuvre immigrante chinoise a fait les frais de ces nouvelles attitudes. La consommation d’opium était perçue comme un fléau chinois – une menace énorme associée à l’immoralité, à la criminalité et à la déchéance sociale générale – et c’est dans une large mesure ce racisme manifeste qui a été à l’origine des premiers contrôles nationaux sévères de l’usage de drogues, particulièrement l’interdiction aux « étrangers »() de fumer de l’opium. C’est dans ce climat de racisme et de réforme morale que l’activité internationale visant à contrôler l’opium s’est amorcée à la fin du XIXe siècle.
En Chine, paradoxalement, le développement rapide des problèmes liés à l’opium était perçu comme un symbole de l’intervention indésirable de l’Occident(). La consommation abusive et la croissance du commerce de l’opium étaient des problèmes sérieux pour le gouvernement impérial chinois. À la suite des Guerres de l’opium de 1839-1842 et de 1856-1860, qui ont vu la Grande-Bretagne vaincre la Chine, les traités mettant un terme aux hostilités ont imposé des restrictions strictes à la souveraineté chinoise(). Ces restrictions empêchaient le gouvernement chinois de bloquer les importations d’opium provenant de l’Inde – une source importante de recettes pour le gouvernement colonial britannique en Inde. Pendant ce temps, en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord, les mouvements anti-opium menés par des dirigeants et des missionnaires chrétiens prenaient de l’ampleur et pressaient le gouvernement britannique de mettre un terme au commerce de l’opium entre l’Inde et la Chine. La Grande-Bretagne justifiait ce commerce en prétextant que son interruption ne ferait qu’ouvrir la porte à d’autres producteurs tels que la Perse (l’Iran d’aujourd’hui) et la Turquie, qui s’approprieraient immédiatement la part du marché de l’Inde britannique, et que la Chine augmenterait tout simplement sa production nationale d’opium().
En 1906, le nouveau gouvernement britannique libéral était opposé au commerce de l’opium imposé entre l’Inde et la Chine, si bien que le gouvernement chinois a pu amorcer une vaste campagne contre la consommation et la production de l’opium. La Grande-Bretagne a convenu, en 1907, de réduire de 10 p. 100 par année les exportations d’opium indien vers la Chine, tant que cette dernière permettrait une vérification indépendante des réductions apportées à sa propre production. L’accord s’est avéré plus efficace que ne l’avaient prévu les deux pays, jusqu’à la chute de la dynastie Manchu (Ch’ing) en 1911, après laquelle les seigneurs de guerre chinois ont commencé à encourager la production de l’opium sur une grande échelle en vue de financer leurs dépenses militaires. Néanmoins, les futurs tenants de la prohibition devaient considérer l’« accord de dix ans » de 1907 comme le premier « traité » de l’opium couronné de succès; pendant les 60 prochaines années, cet accord allait donner le ton aux négociations relatives au contrôle international des stupéfiants().
A. La Conférence de Shanghai (1909)
L’intérêt des États-Unis à l’égard du contrôle international des stupéfiants s’est considérablement accru à la suite de la Guerre hispano-américaine, qui a mené à l’acquisition des Philippines par l’Amérique en 1898(). Avec cette acquisition, l’administration américaine héritait cependant d’une situation qui, à ses yeux, constituait un problème sérieux : un monopole étatique de l’approvisionnement en opium. Sous la direction du nouvel évêque épiscopal des Philippines, Charles Henry Brent, le monopole a été aboli, mais la contrebande continuait; Brent a convaincu le président Theodore Roosevelt d’appuyer l’organisation d’une réunion internationale à Shanghai afin de corriger ce qui était manifestement un problème régional() .
En février 1909, la Commission internationale de l’opium() s’est réunie à Shanghai, et Brent en était le président. Toutefois, parce que les participants ne disposaient pas des pouvoirs plénipotentiaires requis pour conclure un traité, le résultat de la réunion a été simplement une compilation de faits et un ensemble de recommandations non contraignantes (voir le tableau I)(). Durant les discussions au sujet du mandat de la Commission, on s’est demandé si cette dernière devait tenir compte de questions de nature médicale associées aux drogues, telles que la toxicomanie et son traitement; la proposition a été rejetée (par une majorité d’une voix) parce qu’on croyait que la représentation de l’expertise médicale était inadéquate à la réunion(). Il s’agissait d’un précédent lourd de conséquences : à la plupart des réunions futures, il y aurait surtout des diplomates et des fonctionnaires, et une contribution peu importante des experts en médecine.
Les négociations menées durant les réunions de la Commission ont préparé le terrain pour les conférences subséquentes : les États-Unis, dont les intérêts étaient représentés de manière agressive par Hamilton Wright, ont tenté de convaincre les puissances coloniales d’appuyer une définition étroite de l’« usage légitime » de l’opium, selon laquelle tout usage non médical ou non scientifique – à la lumière des normes médicales et scientifiques occidentales – serait jugé illicite. Les puissances coloniales ont défendu une approche moins rigoureuse, qui permettrait un « usage quasi-médical ». Dans la formulation finale de la Résolution 3, la Commission concluait que [ Traduction] « l’usage de l’opium à toute fin autre que des fins médicales est considéré par presque tous les pays participants comme étant sujet à la prohibition ou à une réglementation prudente; et chaque pays, dans le cadre de l’administration de son système ou de sa réglementation, vise dans la mesure du possible une rigueur de plus en plus grande » [ souligné dans le texte original] .
La Commission était, dans les faits, très peu « internationale ». On a ciblé principalement les problèmes liés à l’opium en Chine – cinq des neuf résolutions désignaient la Chine explicitement – et les États-Unis et la Grande-Bretagne ont dominé les discussions. Les États-Unis voulaient imposer la prohibition et estimaient que la Chine avait besoin d’aide pour venir à bout des problèmes liés à l’opium à l’intérieur de ses frontières. La Grande-Bretagne tentait de protéger son lucratif commerce d’opium indien, avançant que l’interruption de ce commerce serait inutile tant que la Chine ne maîtriserait pas sa production nationale().
Il convient de signaler les objectifs politiques et économiques nationaux qui sous-tendaient la position rigoureuse de la délégation américaine à la réunion de Shanghai et qui devaient avoir une incidence sur les négociations ultérieures. On présumait que si les autres pays réglementaient leur production et leurs exportations d’opium, les États-Unis n’auraient pas à assumer cette tâche, puisque le pavot et la feuille de coca n’avaient jamais poussé en quantités importantes en Amérique du Nord. De plus, les accords internationaux poussant les pays à adopter des mesures internes drastiques renforçaient la position de Brent et de Wright, qui pressaient le gouvernement américain d’élaborer des lois rigoureuses en matière de contrôle des stupéfiants().
B. La Convention internationale de l’opium de 1912 (La Haye)
À la réunion de Shanghai, les Américains avaient proposé la tenue d’une conférence pour élaborer un traité de contrôle international des stupéfiants qui inclurait les résolutions de Shanghai, mais dans une formulation élargie et plus rigoureuse. D’autres pays ont contesté cette proposition, si bien qu’elle est restée lettre morte. Cependant, au cours des années suivantes, les États-Unis ont fait campagne continuellement et vigoureusement partout dans le monde en vue d’une nouvelle conférence. S’attaquer au problème de l’opium directement, publiquement et à l’échelle internationale était pour les États-Unis un moyen de réaliser leurs objectifs nationaux en matière de contrôle des stupéfiants, soit mettre un terme au lucratif commerce de stupéfiants dominé par les puissances coloniales et gagner la faveur des Chinois et, ainsi, améliorer les relations économiques sino-américaines().
Enfin, douze pays ont accepté de se réunir à La Haye, le 1er décembre 1911, afin d’élaborer un traité(). Encore une fois, Brent présidait la réunion et Wright dirigeait la délégation américaine. La plupart des pays avaient exigé des modifications au programme proposé par les États-Unis, qui visait principalement un contrôle rigoureux de la production, de la fabrication et de la distribution de l’opium en Asie. Par exemple, la Grande-Bretagne insistait pour que les drogues de synthèse – telles que la morphine, l’héroïne et la cocaïne – soient incluses dans les débats. Il s’agissait d’une tentative de diluer le programme axé sur l’opium et de détourner l’attention de la production d’opium indien. La Grande-Bretagne espérait aussi qu’un traité équitable entraînerait des règles de jeu uniformes permettant aux sociétés pharmaceutiques britanniques de rivaliser avec l’industrie allemande, qui dominait alors le secteur des drogues de synthèse().
Les chapitres I et II de la Convention internationale de l’opium de 1912() (Convention de La Haye de 1912) visaient l’opium brut et traité. Par exemple, l’article 1 exigeait que les parties [ Traduction] « adoptent des lois et règlements efficaces visant à contrôler la production et la distribution de l’opium brut », à moins que de telles lois ne soient déjà en vigueur. La Convention reconnaissait aussi le principe (proposé par la délégation américaine) que l’usage de l’opium soit restreint aux fins médicales et scientifiques. Le chapitre IV visait à réduire le trafic de stupéfiants en Chine.
La chapitre III portait sur le contrôle de l’autorisation, de la fabrication et de la distribution des drogues de synthèse, mais l’Allemagne a veillé à ce que les dispositions soient faibles et vagues. L’article 10 permettait aux pays de déployer leurs « meilleurs efforts » en vue de mettre en oeuvre ces contrôles. De plus, l’Allemagne a refusé de signer le traité avant qu’on ne convienne que tous les pays devaient ratifier() la Convention pour qu’elle entre en vigueur. Il s’agissait d’une tactique efficace pour retarder les mesures de contrôle, puisqu’il a fallu près d’une décennie avant que tous les pays aient ratifié le traité – l’Allemagne elle-même a procédé à la ratification uniquement parce qu’il s’agissait d’une des conditions du Traité de Versailles de 1919 mettant un terme à la Première Guerre mondiale().
Wright s’est servi de la Convention de La Haye de 1912 dans sa campagne en faveur d’une loi anti-drogue américaine : selon lui, il fallait une loi fédérale pour que les États-Unis s’acquittent de leurs obligations dans le cadre de la Convention. En 1916, la Cour suprême des États-Unis a tranché dans le sens contraire, mais entre-temps la Harrison Narcotics Act of 1914 était devenue la première loi fédérale sur le contrôle des stupéfiants aux États-Unis; elle allait demeurer un pilier de la politique américaine en matière de lutte anti-drogue pour les décennies à venir().
La création de la Société des Nations (SDN) en 1919, à la suite de la Première Guerre mondiale, dotait la collectivité internationale d’un organisme central pour l’administration du contrôle des stupéfiants. En 1920, la SDN a mis sur pied le Comité consultatif sur le trafic de l’opium et d’autres drogues nuisibles – connu sous le nom du Comité consultatif de l’opium (CCO), le précurseur de la Commission des stupéfiants des Nations Unies. L’Organisation d’hygiène de la Société des Nations – précurseur de l’Organisation mondiale de la santé des Nations Unies – a également été créée. L’administration de la Convention de La Haye de 1912 relevait initialement des Pays-Bas, mais a été transférée à la Commission de contrôle de l’opium par le CCO. La mise en application de la Convention était peu étendue, car les pays siégeant à la Commission de contrôle de l’opium étaient ceux qui profitaient le plus du commerce des stupéfiants().
La SDN s’est mise à examiner les questions sociomédicales (les enjeux liés à la « demande »), telles que les raisons qui poussent les gens à consommer de la drogue, les comportements qui constituent un usage abusif et les facteurs sociaux qui ont une incidence sur l’usage abusif. Cependant, la prohibition et les enjeux liés à l’« offre » ont rapidement repris la préséance, avec les préparatifs et les pourparlers – encore une fois lancés par les États-Unis – en vue d’un nouveau traité au milieu des années 1920. De manière générale, le régime international tendait à séparer l’étude des problèmes médicaux et sociaux associés aux drogues – y compris les questions étiologiques – des problèmes associés au contrôle anti-drogue().
C. Les Conventions de l’opium de Genève (1925)
Même si les États-Unis avaient choisi de ne pas se joindre à la SDN, l’influence américaine sur les questions relatives au contrôle international des stupéfiants ne s’est pas estompée. Inquiets de l’effet limité de la Convention de La Haye de 1912 sur la contrebande de l’opium et, de plus en plus, sur celle des drogues fabriquées dans l’Asie de l’Est, les États-Unis ont pressé la SDN de convoquer une nouvelle conférence. La SDN craignait que si elle n’obtempérait pas, les États-Unis pourraient intervenir indépendamment().
Entre novembre 1924 et février 1925, deux conférences ont été tenues successivement et deux traités distincts ont été conclus. La première Convention de Genève() visait les nations productrices d’opium; les signataires pouvaient vendre de l’opium uniquement par l’entremise de monopoles gouvernementaux et étaient tenus de mettre fin au commerce entièrement dans un délai de 15 ans.
La deuxième Convention de Genève, la Convention internationale de l’opium () (Convention de Genève de 1925), avait pour but d’assujettir à des contrôles mondiaux une gamme élargie de drogues, y compris, pour la première fois, le cannabis – désigné sous le nom de « Indian hemp » (marijuana) à l’article 11 de la Convention. Les articles 21 à 23 exigeaient que les parties soumettent des données statistiques annuelles sur : les stocks et la consommation de drogues, la production d’opium et de coca bruts, ainsi que la fabrication et la distribution d’héroïne, de morphine et de cocaïne. Le chapitre VI substituait à la Commission de contrôle de l’opium un Comité central permanent de l’opium (CCPO)() comportant huit membres. Le chapitre V de la seconde Convention établissait un régime de certification des importations, supervisé par le CCPO, afin de contrôler le commerce international de la drogue en limitant les quantités que chaque pays pouvait importer légalement.
Alors que la Convention de La Haye de 1912 avait mis l’accent sur les contrôles nationaux, les Conventions de Genève tentaient d’améliorer le contrôle transnational. Les États-Unis avaient proposé une adhésion stricte au principe de l’usage exclusivement médical et scientifique de la drogue, ainsi que des contrôles rigoureux sur la production des drogues à la source. Lorsque ces propositions ont essuyé un rejet catégorique à la seconde conférence, la délégation américaine a quitté la conférence et n’a jamais signé les traités. De plus, la délégation chinoise s’est retirée parce qu’aucun accord sur la suppression de la consommation de l’opium n’a pu être conclu(). Les deux pays se sont plutôt concentrés sur la mise en application de la Convention de La Haye de 1912.
Malgré la croissance du régime de contrôle axé sur la prohibition, le problème de la drogue semblait s’aggraver. William B. McAllister a résumé la situation internationale à la fin des années 1920 :
[ Traduction]
En plus de la surproduction continue d’opium à l’intérieur de la Chine, les rapports statistiques indiquaient une montée en flèche des importations chinoises de drogues fabriquées. Les puissances coloniales européennes continuaient de tolérer la consommation d’opium et d’en tirer profit par l’entremise de monopoles gouvernementaux. Lorsque les gouvernements de l’Europe occidentale ont exercé des pressions sur les entreprises pharmaceutiques afin qu’elles se conforment aux normes de contrôle plus rigoureuses, les moins scrupuleuses ont déménagé leurs activités dans des pays qui n’avaient pas ratifié la Convention internationale de l’opium [de Genève]. Les trafiquants ont adopté une démarche plus sophistiquée, faisant appel à des intermédiaires politiques ou militaires pour éviter les poursuites judiciaires. Les toxicomanes et leurs fournisseurs ont fait preuve d’autant d’ingéniosité que les diplomates et les bureaucrates; ceux qui désiraient contourner le système ont modifié leurs itinéraires d’approvisionnement de manière à se conformer au nouveau modèle().
D. La Convention de Genève pour limiter la fabrication et réglementer la distribution des stupéfiants (1931) / Accord de Bangkok sur la consommation d’opium (1931)
Le système de contrôle des importations mis en place à la suite de la Convention de Genève de 1925 ne s’est avéré efficace qu’en partie, car il suffisait d’acheminer les drogues par des pays non signataires. En 1931, la Société des Nations a convoqué une nouvelle conférence à Genève afin d’imposer des limites à la fabrication de la cocaïne, de l’héroïne et de la morphine, et de contrôler leur distribution. Le résultat de cette conférence a été la Convention pour limiter la fabrication et réglementer la distribution des stupéfiants () (La Convention de limitation de 1931).
À compter de 1931, le Canada – qui s’était contenté de réagir aux efforts en matière de contrôle international des stupéfiants – a commencé à jouer un rôle actif en appuyant les efforts américains visant à élargir le contrôle à la source. Le colonel Charles Henry Ludovic Sharman a été nommé chef de la Division des stupéfiants – au sein du ministère des Pensions et de la Santé nationale – et est devenu l’élaborateur principal de la politique nationale et internationale du Canada en matière de drogues jusqu’aux années 1960. Le Canada, par l’entremise de Sharman, a grandement contribué aux négociations menant à la Convention de limitation de 1931().
Il y avait aussi un nouvel acteur au sein de la délégation américaine : Harry J. Anslinger, premier Commissaire du nouveau Federal Bureau of Narcotics – il occuperait ce poste pendant 33 ans. Entièrement dévoué à la prohibition et au contrôle des stupéfiants à la source, Anslinger figure, de l’avis de nombreux observateurs, parmi ceux qui ont le plus grandement influencé l’élaboration de la politique américaine en matière de lutte anti-drogue et, par conséquent, le contrôle international des stupéfiants jusqu’au début des années 1970().
L’élément central de la Convention de limitation de 1931 était le régime de limitation de la fabrication exposé dans les chapitres II et III. Les parties étaient tenues de soumettre au CCPO des estimations de leurs besoins nationaux en matière de drogues à des fins médicales et scientifiques; à la lumière de ces estimations, le CCPO devait calculer les plafonds de fabrication pour chacun des pays signataires. Un Organe de contrôle des stupéfiants (OCS) a été mis sur pied pour administrer le régime. L’article 26 réduisait considérablement l’efficacité de la Convention : les États n’assumaient aucune responsabilité découlant de la Convention en ce qui a trait à leurs colonies. L’article 15 obligeait les États à mettre sur pied une « administration spéciale » de contrôle national des stupéfiants, modelée dans une certaine mesure sur l’appareil de contrôle national américain().
La Convention est entrée en vigueur rapidement parce que plusieurs pays et la SDN croyaient qu’elle pourrait servir de modèle aux négociations sur le contrôle des armements. La SDN a même préparé un rapport visant à expliquer comment les principes établis dans la Convention de Genève de 1925 et la Convention de limitation pouvaient s’appliquer aux questions de désarmement().
À la fin de 1931, une nouvelle conférence a été organisée au sujet de la consommation d’opium en Extrême-Orient. Le traité() conclu était faible, principalement parce que les États-Unis ont assisté à la conférence à titre d’observateur et que les puissances coloniales européennes n’étaient pas disposées à mettre en place des moyens efficaces pour contrôler l’usage de l’opium pendant une période où la surproduction et la contrebande étaient importantes. Le fait que la stratégie américaine axée sur la prohibition totale avait peu d’effet sur la contrebande et la consommation d’opium dans les Philippines ne facilitait pas la tâche des Etats-Unis, qui proposaient l’élimination de la culture du pavot. La principale conséquence de la conférence de Bangkok a été de convaincre les États-Unis de la nécessité d’une approche plus ferme pour lutter contre la production des matières premières et la contrebande de drogues illicites().
E. La Convention pour la répression du trafic illicite des drogues nuisibles (Genève, 1936)
Prenant appui sur des initiatives menées par la Commission internationale de police criminelle – le précurseur de l’Organisation internationale de police criminelle (INTERPOL) –, on a amorcé des négociations en 1930 en vue d’élaborer un traité pour contrer le trafic illicite de drogues et punir sévèrement les trafiquants au moyen de sanctions criminelles().
En 1936, on a conclu la Convention pour la répression du trafic illicite des drogues nuisibles() (Convention pour la répression du trafic de 1936) à Genève. Les États-Unis, menés par Anslinger, avaient tenté d’inclure dans le traité la criminalisation de toutes les activités – la culture, la production, la fabrication et la distribution – liées à l’usage de l’opium, du coca (et de ses dérivés) et du cannabis à des fins autres que médicales et scientifiques. De nombreux pays se sont opposés à cette proposition et le trafic illicite est demeuré au cœur des débats(). L’article 2 de la Convention encourageait les pays signataires à utiliser leur système national de droit criminel afin de réprimer [ Traduction] « sévèrement », « en particulier au moyen de l’incarcération ou d’autres sanctions de privation de la liberté », les actes directement liés au trafic de stupéfiants.
Les États-Unis ont refusé de signer la version finale de la Convention, qu’ils jugeaient trop faible, particulièrement en ce qui a trait à l’extradition, à l’extraterritorialité et à la confiscation des recettes du trafic. Les Américains craignaient aussi que, en signant le traité, ils aient à assouplir leur régime national de contrôle criminel afin de se conformer à la Convention. En fait, la Convention n’a jamais bénéficié d’une acceptation générale, puisque la plupart des pays intéressés à cibler les trafiquants ont conclu leurs propres traités bilatéraux().
Malgré la faiblesse de son impact général, la Convention pour la répression du trafic de 1936 marquait un point tournant : tous les traités antérieurs avaient porté sur la réglementation d’activités « licites » liées aux drogues, tandis que la Convention pour la répression du trafic de 1936 faisait de ces activités un crime international passible de sanctions pénales.
F. La Deuxième Guerre mondiale
À la fin des années 1930, le Comité consultatif de l’Opium (CCO) de la SDN a commencé à remettre en question le fait que le régime de contrôle international des stupéfiants soit axé sur la prohibition et la répression criminelle. Certains pays proposaient de contrer la toxicomanie au moyen d’approches liées à la santé publique, notamment le traitement psychologique, les centres de santé et les programmes de sensibilisation. Faisant valoir l’opinion américaine que seule l’institutionnalisation permettait de guérir les toxicomanes, Anslinger, appuyé par Sharman, a réussi à bloquer tous les efforts du CCO visant à envisager des approches sociales et étiologiques aux problèmes causés par la drogue. Sur l’insistance d’Anslinger, on a plutôt continué de mettre l’accent sur l’élaboration d’un nouveau traité pour imposer la prohibition et le contrôle de l’approvisionnement à l’échelle mondiale().
Ironiquement, en prévision de la guerre, de nombreux pays (en particulier les États-Unis) ont amassé des réserves d’opium et de produits de l’opium destinés à un usage médical(). La Deuxième Guerre mondiale a mis en veilleuse le développement plus poussé de l’appareil de contrôle international des stupéfiants.
G. Le Protocole de Lake Success (1946)
Après la guerre, on a intégré les organismes et fonctions de contrôle des stupéfiants de la SDN au sein de la nouvelle Organisation des Nations Unies(). Le Conseil économique et social des Nations Unies a assumé la principale responsabilité, par l’entremise de sa Commission des stupéfiants, qui remplaçait le CCO. Sous la direction de la Commission des stupéfiants, la Division des stupéfiants était chargée des travaux préparatoires aux conférences. Le CCPO et l’OCS ont poursuivi leurs activités sous la Commission des stupéfiants, assumant leurs rôles respectifs de compilation de statistiques pour les estimations nationales et d’administration des traités antérieurs. Le Canadien Sharman est devenu le premier président de la Commission des stupéfiants et il a siégé à l’OCS.
Tous ces changements sur le plan des responsabilités et de l’organisation nécessitaient des amendements aux traités de contrôle international des stupéfiants. On a convenu de ces amendements dans un Protocole() signé à Lake Success, New York, le 11 décembre 1946.
H. Le Protocole de Paris (1948)
Anslinger et Sharman ont déployé de nombreux efforts pour faire en sorte que la Commission des stupéfiants relève directement du Conseil économique et social, à titre d’organisation indépendante. Ils craignaient que, si le principal appareil de contrôle des stupéfiants était une plus vaste organisation chargée de la santé ou des enjeux sociaux – telle que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) –, les questions liées à l’étiologie et au traitement puissent l’emporter sur la prohibition. En particulier, ils voulaient s’assurer que les gouvernements seraient représentés par des agents responsables de l’application des lois, plutôt que par des médecins ou d’autres intervenants des domaines de la sociologie ou de la santé publique. De plus, l’URSS disait vouloir considérer les facteurs sociaux qui sous-tendent l’abus des drogues. Pour les puissances occidentales, être d’accord avec l’Union soviétique aurait miné leur position inébranlable à l’égard de Moscou et du communisme dans le cadre de la Guerre froide().
Bien que le Conseil économique et social ait conservé la responsabilité principale, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – et en particulier son comité d’experts des drogues engendrant la toxicomanie – a été chargée de déterminer quelles substances devaient être soumises à la réglementation(). Ce pouvoir a été attribué à l’OMS dans un Protocole international() signé à Paris en 1948. L’article premier prévoyait que si l’OMS constatait qu’une drogue [ Traduction] « est apte à engendrer la toxicomanie ou peut être convertie en un produit apte à engendrer la toxicomanie », l’OMS déterminerait sa classification au sein de la structure de contrôle international des stupéfiants. Le Protocole plaçait également sous contrôle international certains opiacés synthétiques qui n’étaient pas visés par les traités antérieurs.
I. Le Protocole de l’opium de New York (1953)
À la fin des années 1940, il était clair que le nombre élevé de traités, comportant différents types et niveaux de contrôle, était une source de confusion et de complexité. Anslinger, Sharman et leurs alliés ont veillé à ce que la Commission des stupéfiants recommande au Conseil économique et social l’idée de réunir tous les traités existants en un seul document – ce qui serait également l’occasion de mettre en place des contrôles prohibitionnistes plus rigoureux(). Il a fallu mettre ce plan en veilleuse pendant une décennie lorsque le directeur de la Division des stupéfiants, Leon Steinig, a proposé la création d’un « monopole international de l’opium » en vue de mettre fin au trafic illicite et de garantir un approvisionnement de gros en opium licite.
Au long des années 1950, les tensions de la Guerre froide ont poussé Anslinger à reconstituer la réserve américaine d’opium et de dérivés de l’opium, souvent en effectuant des achats importants auprès de l’Iran par l’entremise d’entreprises pharmaceutiques américaines. De nombreux pays européens se constituaient aussi une réserve. Les entreprises pharmaceutiques multinationales dans ces pays et aux États-Unis craignaient qu’un monopole similaire à celui que proposait Steinig entraîne des restrictions et une hausse des prix. Anslinger et Sharman ainsi que les Britanniques, les Hollandais et les Français, ont mis fin aux discussions sur le monopole au sein de la Commission des stupéfiants. Le représentant français auprès de la Commission des stupéfiants, Charles Vaille, a suggéré un nouveau protocole de l’opium à titre de solution provisoire, en attendant le regroupement des traités. Le Conseil économique et social a approuvé une conférence de plénipotentiaires et Anslinger s’est servi de l’établissement de ce nouveau protocole pour imposer des contrôles mondiaux sévères de la production d’opium().
On a mis la dernière main au Protocole() (Protocole de l’opium de 1953) à New York en 1953. L’article 2 disposait carrément que les parties étaient tenues de « restreindre l’emploi de l’opium exclusivement aux besoins médicaux et scientifiques ». Le Protocole comportait diverses dispositions visant la culture du pavot, de même que la production et la distribution de l’opium. L’article 6 limitait la production de l’opium à sept pays, et les parties pouvaient importer ou exporter seulement l’opium produit dans un de ces pays(). Le Protocole de l’opium de 1953 comportait les dispositions de contrôle international les plus rigoureuses de l’histoire, mais n’a jamais obtenu le soutien qu’Anslinger avait souhaité. Ce n’est qu’en 1963 qu’il a atteint le nombre de ratifications requis pour sa mise en oeuvre; toutefois, à cette date, la Convention unique de 1961 avait déjà remplacé le Protocole.
LE CONTEXTE, LES NÉGOCIATIONS ET LES RÉSULTATS DES TROIS CONVENTIONS
A. La Convention unique sur les stupéfiants de 1961
La Convention unique a joué un rôle central dans la création du système moderne de contrôle international des stupéfiants axé sur la prohibition. Il s’agit d’un prolongement et d’un élargissement de l’infrastructure juridique élaboré entre 1909 et 1953.
Le regroupement des traités sur le contrôle international des stupéfiants en un seul instrument s’est amorcée en 1948, mais ce n’est qu’en 1961 qu’on a disposé d’une troisième version préliminaire acceptable qu’on pouvait présenter à une conférence de plénipotentiaires(). La conférence a débuté le 24 janvier 1961 à New York et 73 pays y étaient représentés, chacun ayant [ Traduction] « un programme fondé sur ses propres priorités nationales »().
William B. McAllister a réparti les États participants en cinq catégories distinctes, selon leur position et leurs objectifs en matière de contrôle des stupéfiants :
Groupe des États producteurs de matière première : À titre de producteurs de la matière première organique pour la plus grande partie de l’approvisionnement mondial en drogues, ces pays avaient été le point de mire traditionnel des efforts de contrôle international des stupéfiants. Ils étaient disposés à accepter un usage socioculturel de la drogue, puisqu’ils avaient connu un tel usage durant des siècles. Bien que l’Inde, la Turquie, le Pakistan et la Birmanie en aient été les chefs de file, le groupe comptait aussi les États producteurs de coca de l’Indonésie et de la région andine de l’Amérique du Sud, les pays producteurs d’opium et de cannabis de l’Asie du Sud et du Sud-Est, ainsi que les États producteurs de cannabis de la Corne de l’Afrique. Ils étaient en faveur de contrôles souples parce que les restrictions existantes à la production et à l’exportation avaient directement touché d’importantes sections de leur population et de leur industrie nationale. Ils appuyaient des efforts de contrôle nationaux tenant compte de leur situation nationale et se méfiaient des puissants organismes de contrôle international sous l’égide des Nations Unies. Bien qu’essentiellement impuissants à s’opposer à la philosophie prohibitionniste, ils ont, de fait, imposé un compromis en se concertant pour diluer la formulation du traité au moyen d’exceptions, d’échappatoires et de reports. Ils ont également demandé des aides au développement pour contrebalancer les pertes causées par les contrôles rigoureux.
Groupes des États fabricants : Ce groupe comptait principalement des pays industrialisés occidentaux, dont les intervenants clés étaient les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, la Suisse, les Pays-Bas, l’Allemagne de l’Ouest et le Japon. Sans affinité culturelle à l’égard de la consommation des drogues d’origine végétale et confrontés aux effets de la toxicomanie chez leurs citoyens, ils préconisaient un contrôle très rigoureux de la production des matières premières brutes et du trafic illicite. En tant que principaux fabricants des psychotropes synthétiques (et appuyés par un lobby industriel déterminé), ils se sont fortement opposés aux restrictions injustifiées à la recherche médicale ou à la production et à la distribution des drogues de synthèse. Ces pays étaient en faveur de puissants organismes de contrôle supranational dans la mesure où ils conserveraient la direction de facto de ces organismes. Leur stratégie consistait essentiellement à [ Traduction] « déplacer dans la mesure du possible le fardeau réglementaire vers les États producteurs des matières premières, tout en conservant la plus grande liberté possible dans leurs activités ».
Groupe du contrôle rigoureux : Il s’agissait essentiellement des pays non producteurs et non fabricants qui n’avaient aucun intérêt économique dans le commerce de la drogue. Les principaux intervenants étaient la France, la Suède, le Brésil et la Chine nationaliste. La plupart des États de ce groupe s’opposaient pour des raisons culturelles à l’usage de stupéfiants et souffraient de problèmes de toxicomanie. Ils étaient en faveur d’un usage exclusivement médical et scientifique, et étaient disposés à sacrifier une certaine mesure de leur souveraineté nationale pour garantir l’efficacité des organismes de contrôle supranational. Ils ont dû atténuer leurs exigences pour obtenir l’accord le plus général possible.
Groupe du contrôle faible : Ce groupe était mené par l’Union soviétique et comptait souvent ses alliés en Europe, en Asie et en Afrique. Ces pays considéraient le contrôle des stupéfiants comme une question purement interne et ils s’opposaient de manière véhémente à toute ingérence dans la souveraineté nationale, telle que les inspections indépendantes. Ayant peu d’intérêts dans le commerce de la drogue et souffrant peu de problèmes de toxicomanie, ils refusaient d’accorder à tout organisme supranational des pouvoirs excessifs, particulièrement des pouvoirs sur la prise de décisions interne.
Groupe neutre : Ce groupe diversifié comptait la plupart des pays africains, l’Amérique centrale, l’Amérique du Sud subandine, le Luxembourg et le Vatican. La question ne comportait aucun intérêt important pour eux, sauf l’accès garanti à un approvisionnement suffisant en médicaments. Certains ont voté en se ralliant à des blocs politiques, d’autres étaient prêts à échanger leurs votes, et d’autres encore étaient véritablement neutres, si bien que leurs votes dépendaient de la force persuasive des arguments présentés. En général, ils appuyaient le compromis visant à obtenir l’accord maximal().
Le résultat de tous ces intérêts rivaux a été un document qui symbolisait le compromis : la Convention unique maintenait et élargissait clairement les contrôles existants et, compte tenu de sa portée, constituait le document le plus prohibitionniste jamais adopté, même si elle était moins rigoureuse qu’elle aurait pu l’être. Elle omettait les aspects coûteux du Protocole de l’opium de 1953, tels que la disposition limitant la production de l’opium aux sept pays énumérés. Sharman ne négociait plus pour le Canada et Anslinger avait joué un rôle mineur à la conférence en raison de conflits avec le State Department des États-Unis. Ce dernier était satisfait de la Convention puisque l’influence américaine était garantie au sein des organismes de supervision des Nations Unies et que le cadre de prohibition avait été élargi de manière à inclure des contrôles serrés sur le coca et le cannabis. Étant donné que la Convention unique était une initiative lancée par les États-Unis, les Américains auraient perdu du respect au sein de l’ONU s’ils s’étaient retirés de la conférence et auraient en outre donné une impression de faiblesse devant l’Union soviétique durant une période tendue de la Guerre froide().
Les principaux fondements des traités antérieurs sont demeurés en place dans la Convention unique(). Les parties étaient encore tenues de soumettre des estimations de leurs besoins en drogues et de fournir des rapports statistiques sur la production, la fabrication, l’usage, la consommation, l’importation, l’exportation et la constitution de réserves de drogues(). On maintenait le régime de certification des importations créé dans le cadre de la Convention de Genève de 1925, les parties devaient attribuer des permis à tous les fabricants, commerçants et distributeurs, et toutes les transactions relatives aux drogues devaient être documentées() . La Convention unique maintenait la tendance à exiger des parties qu’elles élaborent des lois criminelles de plus en plus punitives. Sous réserve de leurs restrictions constitutionnelles, les parties devaient adopter des infractions criminelles distinctes (punissables préférablement au moyen de l’incarcération) pour chacune des activités suivantes liées aux drogues et contrevenant à la Convention : la culture, la production, la fabrication, l’extraction, la préparation, la possession, l’offre, la mise en vente, la distribution, l’achat, la vente, la livraison (quelles qu’en soient les modalités), la facilitation de transactions, l’expédition, l’expédition en transit, le transport, l’importation et l’exportation(). De plus, l’approbation de l’extradition était jugée « souhaitable »().
La Convention classait les substances dans quatre tableaux, selon le niveau de contrôle. Les tableaux I et IV comptaient les substances soumises au contrôle le plus rigoureux, principalement les matières organiques brutes (l’opium, le coca, le cannabis) et leurs dérivés, tels que l’héroïne et la cocaïne. Les tableaux II et III comptaient les substances soumises à des contrôles plus souples, principalement les drogues de synthèse à base de codéine. Sur l’insistance des États-Unis, on a placé le cannabis sous le régime de contrôle le plus sévère, celui du tableau IV. Ce régime englobait des drogues comme l’héroïne (selon l’OMS, toute application médicale de l’héroïne était « désuète »). L’argument justifiant l’insertion du cannabis dans cette catégorie était son usage répandu. L’OMS a découvert plus tard que le cannabis pouvait avoir des applications médicales, mais la structure était déjà en place et aucune mesure internationale n’a été prise pour corriger cette anomalie. Comme Kettil Bruun, Lynn Pan et Ingemar Rexed l’ont établi, cette inertie découle dans une large mesure de [ Traduction] « la réticence des organismes des Nations Unies à envisager des changements qui s’inscriraient dans une approche différente de celle qui fonde le fonctionnement actuel du régime de contrôle des stupéfiants »().
Les États-Unis étaient satisfaits de la Convention unique, qui élargissait le contrôle de la culture du pavot d’opium, du cocaïer et du chanvre, même si ce contrôle était moins sévère que les mesures négociées par Anslinger dans le cadre du Protocole de l’opium de 1953(). Les articles 23 et 24 de la Convention établissaient des monopoles d’opium nationaux et imposaient des restrictions très strictes au commerce international de l’opium.
L’article 49 de la Convention exigeait que les parties abolissent entièrement, dans un délai maximal de 25 ans après l’entrée en vigueur de la Convention, tous les usages quasi-médicaux de l’opium,() la consommation d’opium, la mastication de la feuille de coca et l’usage non médical du cannabis. Toute production ou fabrication de ces drogues devaient également être abolies à l’intérieur du même délai. Seules les parties pour lesquelles de tels usages étaient « traditionnels » pouvaient se prévaloir de la mise en oeuvre reportée; pour les autres, la prohibition entrait en vigueur immédiatement. Puisque le délai maximal s’est écoulé en 1989, ces pratiques sont aujourd’hui entièrement interdites et les drogues peuvent servir uniquement à des fins médicales et scientifiques réglementées.
En plus de consolider les traités antérieurs et d’élargir les dispositions de contrôle, la Convention unique rationalisait les organismes des Nations Unies chargés de la lutte antidrogue. Le CCOP et l’OCS furent combinés en un nouvel organe, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), responsable de surveiller l’application de la Convention et d’administrer le régime des estimations et des rapports statistiques soumis annuellement par les parties(). L’OICS devait compter onze membres, trois désignés par l’OMS et huit par les parties à la Convention et les membres de l’ONU. L’efficacité du lobby des fabricants durant les négociations était reflétée dans les connaissances requises des candidats de l’OMS : [ Traduction] « une expérience de la médecine, de la pharmacologie ou de la pharmacie »(). L’OICS détenait un pouvoir limité de décréter des embargos qui lui permettait de recommander aux parties d’interrompre le commerce international de drogues avec tout État signataire qui ne se conformait pas aux dispositions de la Convention().
Le peu d’attention consacrée aux problèmes de la toxicomanie reflétait à quel point la Convention était axée sur la prohibition. Seul l’article 38 abordait l’aspect social (l’élément « demande ») du problème, en exigeant que les parties [ Traduction] « accordent une attention spéciale à la mise en place d’établissements pour le traitement médical, les soins et la réadaptation des toxicomanes ». De plus, on jugeait « souhaitable » que les parties [ Traduction] « mettent sur pied des installations adéquates pour le traitement efficace des toxicomanes », mais seulement si le pays était aux prises avec [ Traduction] « un problème sérieux de toxicomanie et si ses ressources économiques le permett[ ai] ent ». La reconnaissance inadéquate des approches visant à réduire la demande et les effets nocifs, telles que la prévention au moyen de la sensibilisation, est un des principaux reproches faits à la Convention unique et, de manière générale, aux traités sur le contrôle international des stupéfiants().
La Convention unique regroupait efficacement divers mécanismes de contrôle des stupéfiants, élaborés sur plusieurs décennies, en un seul document central administré par une organisation centrale – les Nations Unies.
B. Convention sur les substances psychotropes
Au cours des années 1960, après la signature de la Convention unique, il y a eu une croissance explosive de la consommation de drogues et de la toxicomanie partout dans le monde, notamment dans les pays occidentaux industrialisés(). Cette croissance se reflétait particulièrement dans l’usage et la disponibilité très répandus de substances psychotropes synthétiques créées depuis la Deuxième Guerre mondiale, telles que les amphétamines, les barbituriques et le LSD. Certaines substances étaient de fait devenues des biens de consommation, si bien que de nombreuses personnes sont devenues toxicomanes. La plupart de ces drogues n’étaient pas assujetties au contrôle international et, comme les systèmes de réglementation nationaux variaient énormément, le trafic et la contrebande prospéraient().
Tout le long des années 1960, la Commission des stupéfiants et l’OMS ont discuté du contrôle des drogues psychotropes à leurs réunions régulières et ont présenté diverses recommandations aux pays membres concernant le contrôle national de substances précises, notamment les stimulants, les sédatifs et le LSD. En janvier 1970, la Commission des stupéfiants a discuté d’un traité préliminaire sur le contrôle international des drogues psychotropes, préparé par la Division des stupéfiants des Nations Unies. À la suite de quelques modifications apportées par la Commission des stupéfiants, ce document a servi de point de départ aux négociations de la conférence des plénipotentiaires qui a eu lieu à Vienne le 11 juillet 1971 – la conférence qui a mené à la Convention sur les psychotropes().
La Convention unique de 1961 avait servi de modèle à la version préliminaire de la Convention sur les psychotropes, si bien que de nombreuses caractéristiques de la première se retrouvent dans la seconde : l’autorité administrative de la Commission des stupéfiants/OICS, les tableaux établissant les différents niveaux de contrôle imposés aux différentes drogues, la documentation et la réglementation (au moyen de permis) obligatoires des transactions, un régime de contrôle des importations/exportations, ainsi que des dispositions touchant le trafic illicite et les sanctions criminelles. Une lecture superficielle pourrait laisser croire qu’il y a peu de différences entre les deux Conventions, mais elles sont en fait extrêmement différentes. La Convention sur les psychotropes impose des contrôles beaucoup plus souples. La raison de cet assouplissement devient évidente lorsqu’on prend connaissance des positions des intervenants négociateurs et qu’on compare attentivement certaines sections des deux traités(). L’influence dominante de l’industrie pharmaceutique multinationale sur la Convention des psychotropes était particulièrement perceptible().
Alors que cinq groupes de négociation avaient été recensés par McAllister à la Convention unique, il y avait à la conférence de Vienne deux groupes distincts prônant des positions contraires. Le premier comptait surtout des pays industrialisés possédant de puissantes industries pharmaceutiques et des marchés actifs pour les substances psychotropes – il correspondait essentiellement au « groupe des fabricants ». Le second groupe était constitué de pays en voie de développement, appuyés par les pays socialistes, possédant peu d’usines de fabrication de substances psychotropes – il s’agissait dans une large mesure du « groupe des producteurs de la matière première organique ». Toutefois, aux négociations de 1971, les positions de ces deux groupes étaient entièrement inversées. Le groupe des fabricants a adopté les arguments traditionnels du groupe des producteurs organiques : des contrôles souples; des contrôles nationaux (plutôt qu’internationaux); la préséance de la souveraineté nationale sur un organe supranational des Nations Unies. On justifiait ces positions en avançant que des contrôles stricts seraient difficiles à appliquer et entraîneraient des pertes financières. De son côté, le groupe des producteurs de matières premières organiques exerçait de fortes pressions en faveur de l’adoption de contrôles semblables à ceux qu’il avait dû accepter dans le cadre de la Convention unique().
Une comparaison des préambules des deux conventions est révélatrice. Bien que le préambule ne comporte pas de mesures exécutoires, il donne un aperçu de l’esprit du traité. Dans la Convention unique, la toxicomanie est décrite comme [ Traduction] « un fléau pour l’individu [ …] un danger économique et social pour l’humanité ». On reconnaît toutefois que [ Traduction] « l’usage de stupéfiants à des fins médicales demeure indispensable pour soulager la douleur et que les mesures voulues doivent être prises pour faire en sorte que les stupéfiants soient disponibles à cette fin ». Par contraste, la Convention sur les psychotropes n’évoque pas « le fléau » de la toxicomanie, mais signale plutôt [ Traduction] « avec préoccupation les problèmes sociaux et de santé publique découlant de l’abus de certaines substances psychotropes ». De plus, on reconnaît que [ Traduction] « l’usage de substances psychotropes à des fins médicales et scientifiques est indispensable et leur disponibilité à ces fins ne devrait pas faire l’objet d’une restriction injustifiée ». Le ton général du préambule de la Convention sur les psychotropes est moins dur et laisse sous-entendre que l’abus de certains psychotropes (mais pas tous) n’est pas un problème aussi sérieux que l’accoutumance aux stupéfiants en général.
Il y a également des différences entre les deux conventions dans l’approche de la classification des drogues (qui se fait au moyen de tableaux associés à des niveaux de contrôle). Durant les négociations de la Convention unique de 1961, s’il y avait un désaccord relativement au placement d’une drogue dans un tableau particulier, cette drogue figurait presque toujours dans le tableau contesté par le groupe des producteurs des matières premières – par exemple, le placement du cannabis dans le tableau IV. Pour imposer ces assignations, le groupe des fabricants s’appuyait sur le principe suivant : il faut supposer qu’un stupéfiant est dangereux jusqu’à preuve du contraire. Toutefois, ce même principe ne s’appliquait pas lorsque les intérêts économiques des États-Unis étaient en jeu : en 1971, la délégation américaine a fait valoir avec force (et souvent avec succès) que les matières premières organiques devaient être assignées aux tableaux comportant les contrôles les plus sévères, tandis que leurs dérivés de synthèse devaient être placés dans les tableaux à réglementation souple().
La Convention sur les psychotropes comporte aussi quatre tableaux de contrôle, mais ils diffèrent considérablement des tableaux de la Convention unique en ce qui a trait à leur nature et à leur organisation. Par exemple, dans la Convention unique, le tableau comportant les contrôles les plus rigoureux est le tableau IV(), qui est équivalent au tableau I() de la Convention des psychotropes. Dans les deux cas, l’usage des drogues visées est restreint à des personnes autorisées au sein d’établissements médicaux ou scientifiques gouvernementaux, et leur fabrication, leur importation et leur exportation sont strictement contrôlées. Dans la Convention sur les psychotropes, le tableau comportant les contrôles les plus faibles est le tableau IV, qui comprend les tranquillisants. Certains États fabricants ont tenté d’abolir le tableau IV, en faisant valoir que les contrôles nationaux assuraient une réglementation adéquate de ces drogues, si bien que le contrôle international était inutile. En fin de compte, le tableau IV a été maintenu, mais avec une liste de drogues beaucoup plus courte; le principe fondamental utilisé en 1961 pour assigner les drogues aux tableaux avait été complètement inversé, particulièrement chez les Américains : [ Traduction] « à moins de preuves convaincantes qu’une substance était nocive, elle ne devait être pas soumise à la réglementation »().
Une comparaison attentive des tableaux met en lumière une autre différence centrale entre les deux conventions. Les traités antérieurs, y compris la Convention unique, ne consignaient pas seulement les substances de base, mais élargissaient le contrôle de manière à inclure aussi leurs sels, leurs esters, leurs éthers et leurs isomères – autrement dit, leurs dérivés. Cependant, les dérivés sont complètement absents des tableaux de la Convention sur les psychotropes. Par conséquent, chaque substance visée par le régime de contrôle du traité doit être nommée explicitement. Sur le plan pratique, une telle énumération est impossible, car de nouveaux dérivés sont créés régulièrement et ils représentent 95 p. 100 des substances créées par les entreprises pharmaceutiques. Une inclusion générale des dérivés aurait eu pour effet d’inclure automatiquement les nouvelles substances. Il semble que cette omission était le fruit d’une entente entre les représentants politiques, à un moment où les spécialistes techniques étaient absents – il fallait sacrifier les dérivés pour que les pays fabricants acceptent de signer le traité().
L’article 19 de la Convention unique établit le système des estimations. Ce système oblige les parties à soumettre à l’OICS un rapport annuel signalant la quantité de chaque substance réglementée dont elles auront besoin au cours de l’année à venir. Ce système est un des piliers du régime de contrôle international des stupéfiants et remonte à la deuxième conférence de Genève, qui a mené à la Convention internationale de l’opium de 1925. Ce système a été complètement exclu de la Convention sur les psychotropes. Comme le souligne McAllister : [ Traduction] « cette omission était nettement avantageuse pour les pays fabricants, puisqu’en l’absence de prévisions des besoins, il est impossible de déterminer si on fabrique une quantité supérieure aux applications prévues »(). Cela a permis aux multinationales de produire des quantités illimitées de substances psychotropes sans avoir à tenir compte de limites de production annuelles fondées sur les besoins licites.
Au cours des années 1970 et 1980, la Division des stupéfiants et l’OICS ont dans une large mesure corrigé les omissions touchant les dérivés et les estimations, en ayant recours discrètement au droit international coutumier. La Division des stupéfiants et l’OICS ont demandé aux parties de soumettre de l’information et des statistiques dont la divulgation n’était pas requise par la Convention. Les réponses positives reçues des pays producteurs de matières premières organiques ont servi à convaincre les autres pays d’emboîter le pas. De même, la Commission des stupéfiants et l’OMS ont simplement annoncé que les dérivés seraient inclus dans les tableaux. Certains gouvernements se sont conformés à la mesure et les autres, en raison de la pression internationale, ont dû s’y plier à leur tour().
En vertu de l’article 3 de la Convention unique, il incombe principalement à l’OMS de déterminer si, à la lumière d’une analyse médicale ou scientifique, une nouvelle drogue devrait être ajoutée à un tableau et, par conséquent, soumise au contrôle international. La recommandation de l’OMS est présentée à la Commission des stupéfiants, qui prend la décision finale. Toutefois, toute partie peut porter en appel la décision de la Commission des stupéfiants auprès du Conseil économique et social dans un délai de 90 jours. La décision du Conseil économique et social est finale. Pendant qu’une décision est portée en appel, la Commission des stupéfiants peut tout de même imposer des mesures de contrôle relatives à la substance concernée.
En vertu de la Convention sur les psychotropes, l’OMS formule encore des recommandations en se fondant sur des critères médicaux et scientifiques. Toutefois, le paragraphe 2(5) demande explicitement à la Commission des stupéfiants de garder à l’esprit les facteurs économiques, sociaux, juridiques, administratifs et autres qu’elle pourrait juger pertinents en prenant une décision. De plus, le paragraphe 17(2) dispose que la décision de la Commission des stupéfiants est assujettie à l’approbation d’une majorité des deux tiers de ses membres(). Il est encore possible de porter la décision de la Commission en appel auprès du Conseil économique et social, et les parties disposent d’un délai de 180 jours pour déposer l’appel. En outre, la décision du Conseil économique et social n’est pas nécessairement finale – il y a la possibilité d’appels continuels. Enfin, pendant qu’une décision est portée en appel, le paragraphe 2(7) permet à une partie d’adopter une « mesure exceptionnelle » et de s’exempter de certaines mesures de contrôle imposées par la Commission des stupéfiants, en attendant le résultat de l’appel. L’effet cumulatif de tous ces ajouts à la Convention sur les psychotropes est qu’il peut être beaucoup plus difficile pour l’OMS d’assujettir une nouvelle drogue psychotrope au système de contrôle que d’ajouter un nouveau stupéfiant à la Convention unique.
Les deux conventions divergent aussi pour ce qui est des critères régissant l’inscription d’une nouvelle drogue au régime de contrôle. Selon l’article 3 de la Convention unique, un stupéfiant est soumis au régime de contrôle s’il est [ Traduction] « susceptible de donner lieu à des abus analogues et de produire des effets nocifs analogues à ceux des stupéfiants » des tableaux pertinents. Les critères requis en vertu du paragraphe 2(4) de la Convention sur les psychotropes sont considérablement plus rigoureux. L’OMS doit constater :
[ Traduction]
(a) que la substance est apte à engendrer :
(i) (1) un état de dépendance,
(2) et une stimulation ou une dépression du système nerveux central, entraînant des hallucinations ou des perturbations de la fonction motrice ou de la réflexion ou du comportement ou de la perception ou de l’humeur,
(ii) ou un abus analogue ou des effets nocifs analogues à ceux d’une substance inscrite au Tableau I, II, III ou IV,
et qu’il y a suffisamment de preuves que la substance fait l’objet d’un abus ou fera probablement l’objet d’un abus, au point de constituer un problème social ou de santé publique justifiant que la substance soit placée sous contrôle international.
Assumant un rôle de premier plan pour le groupe des fabricants sur ce point, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont été les plus ardents défenseurs de ces critères très restrictifs().
En ce qui concerne l’élément « demande » des problèmes liés aux drogues, la Convention sur les psychotropes devance nettement la Convention unique, qui abordait la question de manière superficielle (l’article 38 décrit ci-dessus). L’article 20 du traité de 1971 marque un tournant puisqu’il introduit le principe de la sensibilisation publique et de la prévention de la toxicomanie dans l’infrastructure juridique du contrôle international des stupéfiants. En particulier, on demande aux parties [ Traduction] « de mettre en place toutes les mesures pratiques possibles pour la prévention de l’abus des substances psychotropes et pour le dépistage précoce, le traitement, la sensibilisation, l’aide postpénale, la réadaptation et la réintégration sociale des personnes concernées, et de coordonner leurs efforts à ces fins ». On exige de favoriser « dans la mesure du possible » la formation du personnel chargé de mener à bien ces tâches et on encourage également l’étude des questions étiologiques liées à la toxicomanie et la sensibilisation publique à ces questions. Bien que ces dispositions accordent une grande marge de manœuvre aux pays qui voudraient éviter de telles mesures, elles constituent une nette amélioration par rapport à la Convention unique.
Les dispositions pénales exposées à l’article 22 de la Convention sur les psychotropes permettent aux États de recourir au traitement, à la sensibilisation, à l’aide postpénale, à la réadaptation et à la réintégration sociale au lieu de s’en tenir uniquement à la condamnation ou à la punition à l’endroit des toxicomanes qui commettent des infractions à la Convention. Bien que la reconnaissance du traitement et de la réadaptation soit une amélioration par rapport aux dispositions strictement pénales des traités antérieurs, il s’agit avant tout de mesures complémentaires – et non de solutions de rechange – à l’incarcération().
Dans l’ensemble, les négociations de 1971 ont mené à un traité considérablement plus faible que la Convention unique. De plus, un réexamen des dispositions de la Convention sur les psychotropes n’était pas réaliste au début des années 1970, car un nouveau chapitre la « war on drugs » – la lutte antidrogue américaine – s’amorçait().
C. Protocole portant amendement à la Convention unique sur les stupéfiants de 1961
Au début des années 1970, le président américain Richard Nixon a déclaré officiellement une « guerre contre les drogues » en réaction à l’ampleur de l’abus des drogues aux États-Unis et aux dommages sociaux qui en découlaient. Cette annonce a eu des répercussions mondiales().
En 1971, dans le cadre de la campagne internationale de l’administration Nixon contre les stupéfiants, les représentants américains ont suggéré la création d’un fonds, administré par l’ONU et financé par les gouvernements, pour lutter contre l’abus des drogues(). Le Fonds des Nations Unies pour la lutte contre l’abus des drogues (FNULAD) a vu le jour en 1971, grâce à un don de deux millions de dollars des États-Unis; les autres gouvernements hésitaient à contribuer à leur tour, en raison des motifs qui sous-tendaient la création du Fonds. Leur réticence s’est avérée fondée, car le FNULAD est devenu essentiellement un outil américain. L’accent était mis sur la répression criminelle et la substitution des récoltes – plutôt que sur la toxicomanie et les stratégies axées sur la demande. L’argent était attribué avant tout aux projets auxquels participaient les alliés américains et qui ciblaient des pays où les États-Unis n’avaient pas réussi à arrêter la production d’opium().
Le Fonds a également fait l’objet de sérieuses critiques pour avoir succombé à l’inefficacité de la machinerie bureaucratique des Nations Unies : [ Traduction] « Une grande proportion des sommes allouées aux divers programmes du Fonds sert en fait à soutenir la bureaucratie en croissance permanente chargée d’administrer les programmes. De nombreux programmes semblent avoir pour unique fin de donner de l’ouvrage aux secrétariats élargis »(). On a également avancé qu’il fallait transférer le FNULAD des organes de contrôle des stupéfiants relevant du Conseil économique et social au Programme de développement des Nations Unies – un organisme mieux en mesure d’évaluer les besoins en matière de développement et d’aide des pays bénéficiaires().
Une autre initiative clé de l’administration Nixon a été de renforcer la Convention unique. Un lobbying pressant des États-Unis a mené à la convocation d’une conférence de plénipotentiaires en mars 1972 en vue de modifier la Convention(). Le résultat de cette conférence a été le Protocole sur la Convention unique. L’objectif principal des modifications était d’élargir le rôle de l’OICS pour ce qui est du contrôle de la production licite et illicite d’opium et du trafic illicite des drogues en général. Les États-Unis voulaient remettre en place certains aspects du Protocole de l’opium de 1953 en tentant de réduire la production licite de l’opium. Toutefois, en 1972, la production licite répondait de manière assez juste à la demande licite, si bien que peu de pays étaient disposés à risquer une pénurie mondiale de l’opium destiné à des fins médicales(). Ainsi, on a considérablement atténué les propositions américaines.
Les dispositions centrales du Protocole sur la Convention unique sont celles qui augmentent les pouvoirs de l’OICS, particulièrement en ce qui a trait au trafic illicite. À l’article 2 de la Convention unique, la définition des fonctions de l’OICS comporte maintenant un renvoi explicite à la prévention de [ Traduction] « la culture, la production et la fabrication illicites ainsi que du trafic et de l’usage illicites de drogues ». L’article 35 encourage les parties à soumettre à l’OICS et à la Commission des stupéfiants de l’information sur les activités liées aux drogues illicites à l’intérieur de leur territoire; de plus, l’OICS est autorisé à conseiller les parties au sujet de leurs efforts en matière de réduction du trafic illicite de drogues. Lorsque les parties concluent des traités d’extradition entre elles, on considère que ces accords incluent automatiquement les infractions liées aux drogues – notamment le trafic – exposées dans la Convention unique(). Au paragraphe 22(2) de la Convention sur les psychotropes, il est seulement « souhaitable » que de telles infractions deviennent passibles d’extradition.
Le Protocole modifie les dispositions de la Convention unique portant sur la prévention de la toxicomanie, de manière à ce qu’elles reflètent les dispositions à l’article 20 de la Convention sur les psychotropes(). La version modifiée de la Convention unique reflète aussi la Convention sur les psychotropes en ce qu’elle permet désormais aux pays d’utiliser [ Traduction] « le traitement, la sensibilisation, l’aide postpénale, la réadaptation et la réintégration sociale », soit à titre de solutions de rechange, soit à titre de mesures complémentaires à la condamnation ou à la punition().
Bien que moins rigoureux qu’initialement prévu par les États-Unis, le Protocole sur la Convention unique maintenait la tradition prohibitionniste du régime de contrôle international des stupéfiants – particulièrement en ce qui a trait à l’opium – et intensifiait une fois de plus la lutte contre le trafic illicite.
D. Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes
De nombreuses initiatives nationales et régionales de contrôle des stupéfiants ont débuté au cours des années 1970 et 1980.() En Europe, on a mis sur pied le Groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants, connu sous le nom de « Groupe Pompidou », qui était chargé de faciliter les discussions entre pays. De plus, les chefs d’organismes nationaux de répression des toxicomanies se sont réunis au palier régional – en Asie et dans le Pacifique, dans les années 1970, puis en Afrique, en Amérique latine et en Europe, dans les années 1980 – afin d’améliorer la coopération en matière de services policiers et de contrôle antidrogue aux douanes. INTERPOL a élargi ses activités et est devenue [ Traduction] « un important centre d’échange d’information et un parrain des réunions locales, régionales et mondiales consacrées à la lutte antidrogue »().
Pendant ce temps, au sein de l’ONU et chez ses principaux membres partisans du contrôle, on craignait que les efforts du régime de contrôle international des stupéfiants en vue de combattre le trafic illicite soient compromis du fait que certains États n’avaient pas adhéré aux Conventions ou n’avaient pas de système national de répression criminelle leur permettant de combattre adéquatement le trafic illicite des drogues(). En 1984, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la résolution 39/141, appelant le Conseil économique et social à demander à la Commission des stupéfiants de préparer « à titre de priorité » une convention préliminaire envisageant [ Traduction] « les diverses facettes du problème [du trafic illicite des drogues] dans sa totalité et, en particulier, les facettes qui ne sont pas abordées dans les instruments internationaux existants ». Ainsi, l’objectif était d’ajouter une dimension additionnelle, propre à la lutte contre le trafic, au régime de contrôle des stupéfiants, de manière à compléter les deux conventions existantes.
On a mis la dernière main au traité préliminaire durant la Conférence de 1987 des Nations Unies sur l’abus et le trafic illicite de drogue. Durant cette conférence, on a également adopté un Schéma multidisciplinaire complet pour les activités futures de lutte contre l’abus des drogues() (SMC), afin d’encourager les États à respecter leurs obligations en vertu des traités existants. Le SMC ciblait quatre secteurs : (1) la prévention et la réduction de la demande illicite; (2) le contrôle de l’offre; (3) la suppression du trafic illicite; et (4) le traitement et la réadaptation. Bon nombre des objectifs exposés dans le SMC ont été repris dans le traité préliminaire. Entre le 25 novembre et le 20 décembre 1988, les représentants de 106 États se sont réunis à Vienne pour négocier un texte final. Le résultat a été la Convention contre le trafic illicite.
La Convention contre le trafic illicite est essentiellement un instrument de droit criminel international. Elle a pour objectif d’harmoniser les lois criminelles et les mesures de répression criminelle à l’échelle mondiale afin de réduire le trafic illicite de drogues grâce au recours à la criminalisation et aux sanctions. En vertu de la Convention, les parties sont tenues de créer et de mettre en oeuvre des lois criminelles très précises visant à supprimer le trafic illicite. Ces lois abordent des aspects du problème tels que le blanchiment de fonds, la confiscation de biens, l’extradition, l’assistance judiciaire réciproque, la culture illicite ainsi que le commerce des produits chimiques, matériaux et équipements servant à la fabrication de substances réglementées. Comme dans le cas des autres conventions, la Division des stupéfiants et l’OICS sont chargés de l’administration de la Convention. De plus, la Convention sur le trafic illicite permet l’utilisation de mesures associées à la « demande » – pour les infractions mineures – à titre de solution de rechange à la condamnation ou aux sanctions().
Le préambule décrit le trafic illicite comme [ Traduction] « une activité criminelle internationale » et souligne « les liens entre le trafic illicite et d’autres activités criminelles organisées connexes qui minent les économies légitimes et menacent la stabilité, la sécurité et la souveraineté des États ». Il met l’accent sur [ Traduction] « l’importance de renforcer et d’améliorer les moyens juridiques de coopération internationale dans le domaine criminel, en vue de réprimer les activités criminelles internationales liées au trafic illicite ». Même l’unique renvoi à l’intérieur du préambule aux questions associées à la « demande » est formulé en termes propres au droit criminel : [ Traduction] « Désirant éliminer les causes profondes du problème de l’abus des stupéfiants et des substances psychotropes, y compris la demande illicite de ces stupéfiants et substances de même que les profits énormes découlant du trafic illicite » [ souligné par l’auteur] . Par implication, les usagers de drogue doivent aussi être perçus comme des criminels. Le préambule reflète clairement ses racines prohibitionnistes – et même de manière explicite lorsqu’on y confirme [ Traduction] « les principes directeurs des traités existants visant les stupéfiants et les substances psychotropes, ainsi que le système de contrôle que ces traités concrétisent ».
Ainsi, la pierre d’angle de la Convention contre le trafic illicite est l’article 3 : « Infractions et sanctions ». Ici, le traité innove en exigeant que les parties [ Traduction] « légifèrent, s’il y a lieu, en vue de mettre en place un code moderne d’infractions criminelles se rapportant aux diverses facettes du trafic illicite et d’assurer que de telles activités illicites seront traitées comme des infractions sérieuses par les autorités judiciaires »(). Le paragraphe 3(1) expose les infractions obligatoires, notamment :
la production, la fabrication, la distribution ou la vente de tout stupéfiant ou de toute substance psychotrope, en violation des dispositions de la Convention unique ou de la Convention sur les psychotropes;
la culture du pavot à opium, du cocaïer ou du chanvre, en violation des Conventions ci-dessus;
la possession ou l’achat de tout stupéfiant ou de toute substance psychotrope pour
le trafic illicite;
la fabrication, le transport ou la distribution de matériaux, d’équipement et de substances pour la culture, la production ou la fabrication illicites de stupéfiants ou de substances psychotropes;
l’organisation, la gestion ou le financement d’une des infractions ci-dessus().
De plus, le paragraphe 3(2) de la Convention sur le trafic illicite exige que chaque partie – sous réserve de ses principes constitutionnels et des principes fondamentaux de son système juridique – crée des infractions criminelles pour la possession, l’achat ou la culture de drogues pour la consommation personnelle.
Plusieurs États ont adapté leurs systèmes de répression criminelle de manière à permettre la possession de facto de faibles quantités de certaines drogues mineures – telles que le cannabis et ses dérivés – pour la consommation personnelle, tout en respectant les limites juridiques des conventions(). Bien que les conventions ne permettent pas la légalisation ou même la décriminalisation d’une telle possession, ces pays ont contourné les restrictions en criminalisant la possession (comme l’exigent les traités) mais en n’appliquant pas la loi de manière rigoureuse, ou encore ils ont « dépénalisé » les infractions en les exemptant des sanctions(). Il est clair que de telles approches vont à l’encontre de l’esprit des conventions, particulièrement la Convention contre le trafic illicite, qui semble utiliser le terme « trafic » dans un sens très large englobant les activités liées à la « demande » à l’intérieur d’un régime de contrôle axé sur l’offre. Pourtant, il y a un fondement juridique sur lequel les approches plus souples pourraient prendre appui, car les traités ne les interdisent pas de manière explicite.
L’approche rigoureuse misant sur le droit criminel adoptée par le régime de contrôle international des stupéfiants a suscité des critiques chez les défenseurs des droits de la personne. Certains avancent que les sanctions d’emprisonnement sont disproportionnées quand il s’agit d’infractions liées aux drogues mineures, telles que la possession d’une faible quantité de cannabis pour la consommation personnelle(). Dans un tel contexte, l’incarcération serait une sanction démesurée par rapport à l’infraction commise et, par conséquent, constituerait une violation de la dignité inhérente des personnes, du droit de ne pas subir des peines cruelles et dégradantes, et du droit à la liberté, tels qu’exposés dans des instruments internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants(). Certains ont aussi avancé que l’usage de drogues est un droit de la personne et qu’il faudrait l’inscrire dans la Déclaration universelle des droits de l’homme().
La Convention contre le trafic illicite est la seule des trois conventions à aborder les droits de la personne. Le paragraphe 14(2) de la Convention contre le trafic illicite oblige explicitement les parties à « respecter les droits de l’homme fondamentaux » lorsqu’elles adoptent des mesures en vue de prévenir et d’éliminer la culture illicite de plantes contenant des substances narcotiques ou psychotropes, telles que l’opium, le cannabis et le coca. La même disposition oblige les États à tenir compte des usages licites traditionnels – lorsqu’il existe des preuves historiques de tels usages – et de la protection de l’environnement.
Malgré les critiques et suggestions fondées sur les droits de la personne, et en dépit du fait que plusieurs États ont adopté des approches plus souples, il est peu probable que le régime de contrôle international des stupéfiants fasse l’objet de changements fondamentaux de philosophie ou d’approche dans un avenir rapproché. La Convention contre le trafic illicite est entrée en vigueur dans un délai court et sans précédent – soit en un peu moins de deux ans – et tout le long des années 1990, la lutte antidrogue s’est poursuivie à plein régime, visant le contrôle à la source, notamment au moyen d’initiatives américaines en Amérique latine(). De plus, l’élection récente du président George W. Bush signale sans doute la poursuite des politiques restrictives existantes, ou peut-être l’adoption de nouvelles mesures visant à renforcer la prohibition.
En 1991, on a procédé à une réorganisation de l’appareil de contrôle des stupéfiants des Nations Unies(). La Division des stupéfiants et le FNULAD ont été intégrés dans le Programme des Nations Unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID), qui sert aussi de secrétariat pour la Commission des stupéfiants et l’OICS, ces deux organismes demeurant inchangés. Le PNUCID relève directement du Secrétaire général. Bien que la restructuration ait permis de réunir les rôles et les activités en un seul organisme (le PNUCID), les difficultés inhérentes à l’administration d’un appareil de contrôle international des stupéfiants aussi ambitieux demeurent considérables. Un des principaux problèmes est de concilier la contradiction entre la structure serrée créée par les trois conventions sur les drogues et le caractère libéral des accords commerciaux internationaux visant à favoriser la circulation libre de tous les biens(). Dans un monde où les échanges commerciaux ne cessent de prendre de l’ampleur, il se peut que les Nations Unies et leur régime de contrôle international des stupéfiants soient exposés au plus grand défi de leur histoire.
CONCLUSION
L’historique du contrôle international des stupéfiants est révélateur : il permet de relever les fondements philosophiques et pratiques qui sous-tendent les trois conventions sur les drogues.
Amorcé à une époque marquée par le racisme et des guerres commerciales coloniales, le contrôle des stupéfiants axé sur la prohibition s’est étendu à l’échelle internationale à l’insistance des États-Unis. L’Amérique et les puissances coloniales étaient confrontées aux effets de la toxicomanie à l’intérieur de leurs frontières, mais au lieu de s’attaquer à la fois à la « demande » – le caractère sociomédical du problème – et à l’« offre », elles ont ciblé uniquement l’offre et tenté de bloquer l’entrée des stupéfiants dans leurs territoires. Ce faisant, elles ont acquis un capital politique au pays tout en déplaçant le fardeau et les coûts du contrôle des stupéfiants, principalement vers les pays en voie de développement asiatiques et latino-américains, qui n’avaient ni la disposition culturelle ni les ressources requises pour procéder à une telle ingérence – ni la puissance économique ou militaire qui leur aurait permis de refuser ce qu’on leur imposait. L’attention accordée par les pays occidentaux à la prohibition a aussi eu pour effet de stimuler la croissance et le développement du commerce mondial des drogues illicites. Ironiquement, le système s’est avéré peu efficace pour ce qui est de contenir l’approvisionnement à la source. Néanmoins, les activistes qui prônaient l’éradication de l’offre – comme Harry Anslinger et le colonel Sherman – ont dans une large mesure atteint leur objectif de créer un système international de contrôle des stupéfiants axé sur la prohibition.
La Convention unique réunissait les éléments du système de contrôle élaboré sous l’égide de l’ONU en un document principal sur le contrôle des narcotiques – un instrument reflétant surtout les compromis entre les intérêts nationaux et économiques des pays occidentaux producteurs de médicaments. La Convention sur les psychotropes a marqué un affaiblissement de la structure de contrôle, reflétant l’influence déterminante des intérêts pharmaceutiques européens et nord-américains au long des négociations. Les substances psychotropes devaient bénéficier de restrictions moins nombreuses jusqu’à ce que les lois nationales et les contrôles volontaires mises en place par les Nations Unies comblent les lacunes. La Convention contre le trafic illicite a solidement mis en place un système de droit criminel international qui mise sur la criminalisation et la pénalisation pour lutter contre le trafic mondial des stupéfiants.
Les trois conventions accordent aux pays membres une certaine marge de manœuvre pour formuler des stratégies de contrôle des stupéfiants adaptées à leurs propres réalités socioculturelles, politiques et économiques. Pourtant, cette flexibilité est clairement restreinte par une structure générale axée sur la prohibition et la criminalisation. McAllister s’est demandé pourquoi il s’est avéré si difficile de régler le problème mondial de la drogue. Voici sa réponse :
[ Traduction]
[ …] l’objectif principal du régime de contrôle international des stupéfiants n’a jamais été de supprimer l’usage illicite de drogues. L’objectif le plus important des délégués aux conférences de 1961 et de 1971 était de protéger des intérêts économiques, sociaux, culturels, religieux et/ou géopolitiques. Le temps véritablement consacré, au cours des conférences, à discuter des problèmes des toxicomanes, des moyens de les aider et des moyens de prévenir que d’autres sombrent dans la toxicomanie était minime. Jusqu’à ce que ces priorités changent, les problèmes liés à l’abus généralisé des drogues, de même que les coûts connexes en capital humain et matériel, demeureront().
Le passé est souvent garant de l’avenir : en ce qui concerne le contrôle international des stupéfiants, il se peut que l’histoire soit en train de se répéter.
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