Source: Nouvel Observateur
Decembre 15 2011
De notre envoyé spécial
COMMENT LES ‘NARCOS’ ONT GAGNÉ
Lancée par le président Felipe Calderon au lendemain de son élection en 2006, la guerre contre la drogue est un désastre. Les cartels font toujours la loi. Ils se jouent d’une police, d’une justice et d’une classe politique impuissantes… ou complices
Scène 1: un QG de la police fédérale à Mexico. Francisco Zea, un journaliste de radio connu, s’émerveille devant un tableau où clignotent des petites lumières. Un officiel lui explique: «Les lumières bleues, ce sont les vols domestiques; les rouges, les vols internationaux. -Et les rosés ?- Ça, cesont les drones américains.»
Scène 2: Los Arcos, un restaurant de fruits de mer de la ville de Guadalajara, il y a quelques mois. José finit de déjeuner et demande la cuenta (« l’addition »). « Pas la peine, senor, tout le monde est invité», répond le serveur, en désignant un groupe d’une quarantaine de personnes solidement armées. Le chef de la bande, qui régale la clientèle et déjeune longuement dans ce resto fameux d’une grande ville, n’est autre qu’« el Mayo », numéro deux du cartel de Sinaloa – l’un des narcotrafiquants les plus recherchés de tout le pays…
Une police main dans la main avec les Américains, une autre mouillée jusqu’au cou avec les cartels : cinq ans après le début de sa guerre contre la drogue, le Mexique n’en est plus à une contradiction près. Le 11 décembre 2006, dix jours après avoir prêté serment, le président Felipe Calderon déclarait officiellement la guerre aux « narcos » en envoyant 6 500 soldats dans son Etat natal du Michoacân. Un mois plus tard, le chef de l’un des sept principaux cartels était capturé.
Décembre 2011 : le Mexique ne prête plus attention au nombre de capos tués ou capturés (15 chefs de cartels sur 24) mais comptabilise, effaré, les victimes de cette guerre: plus de 40000, dont près d’un dixième sont des militaires, policiers ou officiels, et plusieurs
milliers, des civils qui se sont trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment. En un mot, un désastre.
En 2006, dès son arrivée au pouvoir, le président Felipe Calderon lance une offensive contre les cartels de la drogue, avec l’appui de 50000 soldats. Depuis, près de 45000 personnes ont été tuées, 15000 pour l’année 2010, selon des chiffres officiels et le recensement de la presse. Environ 230000 personnes sont détenues dans les prisons mexicaines, selon le gouvernement.
« Calderon est un homme décent, qui a compris que la viabilité même de l’Etat mexicain était enjeu. Malheureusement, il s’est lancé dans l’aventure sans définir d’objectif clair», souligne Luis Rubio, du think tank Cidac. Eradiquer les cartels? Ce fut le premier but annoncé, vite abandonné. Les décapiter? «Le gouvernement a imaginé que c’était la solution : vous arrêtez le chef, et l’organisation s’écroule. En réalité, si vous décapitez le cartel, les luttes internes redoublent. L’organisation survit et la violence s’accroît pour contrôler les routes de la drogue », explique l’ex-journaliste de télévision Leonardo Kourchenko. Envoyer l’armée pour quelques mois? A condition de mettre sur pied une force de police locale crédible, ce qui n’a jamais été fait. Les militaires
ont d’abord été bien accueillis, puis la population s’est vite méfiée de ces « étrangers » (beaucoup viennent des Etats du sud du pays) et des violations des droits de l’homme de plus en plus fréquentes, au point que Calderon a dû reconnaître que la question des victimes civiles était bien plus grave qu’un simple problème de dégâts collatéraux.
Pour certains, le Mexique est déjà un pays en faillite. Ian Grillo, un journaliste britannique qui suit les narcos depuis dix ans, préfère parler d’«insurrection criminelle» dépassant les limites habituelles du crime organisé : en un seul massacre, rappelle-t-il, 72 personnes ont été assassinées. «Le Mexique n’est pas un Etat en déroute, mais sa classe politique est en faillite», estime le professeur Edgardo Buscaglia, l’un des experts mondiaux les plus écoutés sur le crime organisé. A l’en croire, la tragédie mexicaine n’a rien d’insoluble. «Les hommes politiques mexicains savent ce qu’il faut faire pour contenir le crime organisé:
1) réformer le système judiciaire et pas seulement les juges;
2)bâtir une justice civile qui permette, entre autres, de confisquer les biens des narcos;
3) s’attaquer à la corruption politique;
4) mettre en place une véritable politique de prévention sociale, par exemple en définissant clairement ce qui pousse les gamins à rejoindre les gangs, pour les dissuader de le faire. » Le problème, poursuit-il, est que les politiciens «sont incapables de prendre ces décisions. C’est tout le problème de Calderôn : il lui fallait un soutien massif pour prendre des mesures difficiles, mais il a été élu sur le fil du rasoir. Résultat, l’Etat est infiltré par le crime organisé, qui capture l’éducation, la santé, le systèmejudiciaire».
Impossible de faire un pas à Mexico sans que l’on vous cite l’exemple colombien et la lutte victorieuse de l’ex-président Uribe contre les narcos. Parfois en soulignant les différences. «La Colombie n’est pas un Etat fédéral, elle a pu déployer une police nationale», rappelle Jose-fina Vâzquez Mota, candidate du parti de Calderôn à la présidence. «Mais, ajoute-t-elle aussitôt, Uribe a prouvé que la loi pouvait s’appliquer à tous: 80députés ont été poursuivis en justice. Et il a déplacé son gouvernement dans les campagnes, il a tenu des réunions de cabinet dans les régions contrôlées par les narcos. »
«LeMexique est incapable dépasser une loi digne de ce nom sur le lavage de l’argent sale, alors que les volumes de cash qui circulent sont vingt-cinq fois supérieurs à la normale, se lamente Francisco Zea, le commentateur radio. Ce ne sont pas seulement quelques banques qui en profitent, mais des milliers d’entreprises. » La Colombie, encore: «Là-bas, note Buscaglia, ils ont confisqué 14 milliards de dollars en six ans. »
La Colombie, toujours, et son intransigeance qui a payé: «La meilleure façon de perdre la prochaine élection, pour un candidat à la présidentielle, c’estdedire: “Jevais négocier avec les narcos”», dit Luis de la Calle, ancien ministre du gouvernement de Vicente Fox. Dans la campagne, l’immense problème des cartels est une sorte de troisième rail
que l’on se garde bien de toucher, sauf à risquer l’électrocution.
Pourquoi? «Parce que personne n’a d’alternative magique», reconnaît Luis Rubio. « Le Mexique est un pays qui a beaucoup changé, qui afait de grands progrès, mais les mafias ont dévoyé sa faiblesse institutionnelle. Elles l’ont rendue apparente», explique Luis de la Calle. Au moment même où les narcos mexicains s’émancipaient de leurs anciens patrons colombiens, « lepays s’est lancé dans la démocratie sans les institutions adéquates, renchérit Luis Rubio.
L’écroulement du PRI [le Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir pendant soixante et onze ans, jusqu’en 2000] a laissé la place à une présidence très faible. Ily a vingt ans, le gouvernement était très centralisé et puissant; aujourd’hui, il est anémique et décentralisé. Mais on ne reviendra pas à l’ancien Mexique», avec sa corruption institutionnalisée, sa société civile passive et son économie délabrée.
Pendant longtemps, les Etats-Unis ont servi d’excuse aux politiciens mexicains pour expliquer leurs échecs. C’était largement justifié : les acheteurs de drogue sont américains, de même que les armes semi-automatiques qui passent la frontière. Et les Etats-Unis se sont longtemps accommodés d’une guerre des cartels faisant 3 000 morts en un an dans une ville comme Ciudad Juârez tandis qu’El Paso, juste de l’autre côté de la frontière, n’enregistrait que S meurtres la même année. Mais ce n’est plus vrai : l’escalade de la violence est telle qu’elle inquiète aujourd’hui Washington. Côté mexicain, l’heure est donc à l’introspection. Jorge Castaneda, ancien ministre des Affaires étrangères de Vicente Fox, vient de publier un ouvrage sur les tares du « caractère national » mexicain. On se demande, de plus en plus impatiemment, pourquoi l’économie ne croît qu’au tiers de son potentiel. On s’interroge sur l’inefficacité de la justice, de la police et sur l’ineptie de la classe politique, que l’argent et la violence des narcos ne suffisent pas à expliquer. On admire la rapidité avec laquelle les Etats-Unis réagissent quand les cartels s’en prennent à eux.
«Lorsque l’un de leurs agents fédéraux a été assassiné dans l’Etat deZacatecas, les Américains ont arrêté 646personnes travaillant pour les Zetas [le cartel responsable de l’assassinat] dans les vingt-quatre heures», affirme Luis Rubio. Le chiffre est peut-être exagéré, mais les assassins de l’agent fédéral ont tous été arrêtés, de même que le numéro trois des Zetas.
En profondeur, le Mexique change. La société civile, en particulier, se mobilise chaque jour davantage contre la violence des cartels et les dérapages de l’armée. La Colombie, encore et toujours: c’est dans ses heures les plus noires, au moment où l’on avait l’impression que toute la population colombienne voulait émigrer pour échapper à l’enfer des cartels, que le pays a commencé à s’extraire du cauchemar. Luis de la Calle, l’ancien ministre, résume cet espoir d’une formule provocatrice: «Les narcos vont peut-être obliger le Mexique à devenir un pays moderne. »
PHILIPPE BOULET-GERCOURT