Source: Les Inrocks
16.02.2012
Par Elodie Cuzin
Alors que les Pays-Bas se demandent s’ils vont interdire l’accès des coffee-shops aux touristes, l’Espagne ouvre des dizaines de clubs sociaux de cannabis. Un vrai rêve de militant.
Un vendredi soir à Madrid, à l’heure de l’apéro ou du dernier café de fin d’après-midi. Au comptoir du Private Cannabis Club, on peut choisir. Coincé entre une station-service et les premiers champs qui marquent les limites de la capitale, l’endroit respire le restaurant routier espagnol traditionnel : carrelage au sol, meubles en bois marron clair et jambon ibérique suspendu. Cependant, autour des trois serveurs, du client solitaire qui finit son petit noir et du jeune couple qui vient d’entrer en riant flotte une odeur de cannabis.
“Ici, la qualité de l’herbe est garantie. Tu n’as pas besoin d’aller dans des quartiers glauques et de traîner avec des gens louches pour t’approvisionner”, explique Richard de Prado, 43 ans, coordinateur de ce club qui vient de fêter sa première année d’existence.
La passion cannabis
Un seul petit coup de sonnette suffit à ouvrir aux trois cent soixante-treize membres les portes des neuf cents mètres carrés dédiés au cannabis. Chacun paie dix euros pour s’inscrire puis cent vingts euros par an. En échange, les clients peuvent acheter du cannabis de qualité entre six et sept euros le gramme. “Je suis tombé sur un article qui parlait du club il y a un an et le ciel s’est illuminé !”, se souvient Javi, 52 ans, à qui ses joues creusées donnent plusieurs années de moins. Pendant que sa petite chienne, Lola, fouine entre les vaporisateurs de cannabis, il discute avec deux autres membres confortablement installés dans le petit salon attenant à la salle principale.
Plus loin, quatre jeunes jouent au billard. Parmi eux, Clément, 23 ans, a rejoint le club au printemps sur les conseils d’un ami. “Ce n’est pas seulement un endroit où tu peux fumer, assure ce graphiste français. Tu peux aussi y rencontrer d’autres amateurs de cannabis et t’informer à l’occasion d’ateliers ou de dégustations… C’est comme le vin : ce n’est pas seulement de l’alcool, il y a toute une culture sociale derrière.”
Le fait de pouvoir fumer des produits de qualité sans se cacher semble attirer les Français. A Cadix, en Andalousie, Jean-Michel Rodriguez, professeur de collège en France et membre d’Encod, la “Coalition européenne pour des politiques justes et efficaces en matière de drogues”, a monté cette année son club dans un petit village. Les sept membres paient trente euros de cotisation annuelle et cinquante centimes par gramme d’herbe provenant de leur récolte, explique-t-il en savourant “l’esprit de liberté et d’autogestion” qui marque le projet. Mais son moment de “plaisir extraordinaire”, Jean-Michel Rodriguez l’a vécu en allant déclarer l’association à la police.
“Ça les a surpris et le sergent a un peu tiqué au début, témoigne-t-il. Mais je me suis présenté avec tous mes dossiers et je l’ai assuré que je l’informerai sur nos activités : une fois que l’on sort de la clandestinité, dans les limites de la tolérance espagnole bien sûr, on a la clé.”
Dans un même souci de transparence, le numéro d’identification officielle de l’association Pannagh de Bilbao, l’une des pionnières, apparaît clairement sur les sacs de têtes de cannabis séchées fournies par des agriculteurs de la région, tous membres. Au siège de Pannagh, dans une atmosphère chargée de l’odeur des plantes, des volontaires répartissent les têtes dans des petits sachets qui portent eux aussi le nom de l’association. A l’oeuvre, des jeunes fumeurs, des militants aguerris, mais aussi des femmes et des hommes que la maladie a poussés vers le cannabis.
Une petite moitié des trois cent vingt-trois membres de Pannagh sont en effet des consommateurs de cannabis dits “thérapeutiques”. Ils viennent ici soulager leurs douleurs, parfois sur les conseils discrets de médecins qui n’ont pas le droit de leur indiquer officiellement pareil traitement et moins encore de leur dire où s’approvisionner. Aujourd’hui, la Fédération des associations cannabiques (FAC) estime qu’il existe plus de cinquante clubs sociaux de cannabis en Espagne et qu’environ cent cinquante sont en cours de création. La plupart accueillent des membres malades en plus des consommateurs “ludiques”.
L’Espagne va-t-elle devenir un rêve pour le fumeur paisible et les usagers thérapeutiques de cannabis ? Pas si vite. Pendant la visite des Inrocks, Richard de Prado écoute nerveusement les témoignages des membres :
“Il faut être très précis dans ce que l’on dit, on risque la prison”, prévient-il.
“Bien sûr qu’il existe un degré d’insécurité juridique”, reconnaît Juan Muñoz, professeur de droit pénal à l’université de Málaga. Avec la juriste Susana Soto, il a écrit un rapport aussi précieux qu’un texte sacré pour les fondateurs de clubs de cannabis puisqu’il a permis leur éclosion après sa publication en 2001.
“Ils tentent de nous présenter comme des trafiquants”
Sur requête du gouvernement régional d’Andalousie, les deux experts avaient alors épluché toute la jurisprudence dictée en Espagne depuis 1992, date de l’introduction d’une loi qui classait pour la première fois la consommation de drogue dans les lieux publics comme une infraction grave contre la sécurité citoyenne. Leurs recherches les ont menés à la conclusion que “la création d’un établissement où l’on pourrait acheter et consommer du cannabis était possible mais à condition de respecter des critères très précis”, explique Juan Muñoz.
Depuis, ceux-ci sont repris comme un mantra par tous les clubs : ne pas tirer de bénéfices économiques de cette activité ; se déclarer en tant qu’association à but non lucratif et organiser ses propres cultures en circuit fermé ; ne distribuer le cannabis qu’à des usagers majeurs déjà consommateurs de cannabis ou atteints d’une maladie (le Private Cannabis Club utilise la liste reconnue par l’Association internationale pour le cannabis médical). “Mais il s’agit d’une interprétation et un juge peut toujours estimer que cela constitue un délit”, complète Juan Muñoz.
Preuve en est l’arrestation en novembre de Martin Barriuso, président de la FAC et de Pannagh, l’une des figures les plus célèbres des clubs sociaux de cannabis. A la télévision, devant les journalistes, face aux responsables politiques, il n’a jamais caché l’existence de son association, interpellant au contraire les autorités sur le problème des vols de récoltes par des trafiquants, de plus en plus violents, ou alertant sur l’apparition d’associations moins scrupuleuses qui s’approvisionnent sur le marché noir. Après quatre-vingts heures passées au commissariat avant d’être libéré sous caution, il enrage : “Tout ça est incroyable ! Nous menons une activité publique et payons des impôts mais ils tentent de nous présenter comme des trafiquants”, lance-t-il.
Déjà, en 2005, la même police municipale l’avait arrêté. Mais le tribunal avait classé le dossier et le juge avait même ordonné que l’on rende à Pannagh les kilos de cannabis saisis. “Nous allons profiter de cette nouvelle arrestation pour continuer la lutte”, assure Martin Barriuso, qui milite depuis des années pour la légalisation du cannabis. Sauf que dans une Espagne enfoncée dans la crise, l’attention des responsables politiques et de la société se centre sur l’économie. Et la majorité absolue obtenue par la droite (Parti populaire) en novembre dernier ne devrait pas contribuer à l’assouplissement des normes.
Le gouvernement régional basque, dirigé par les socialistes, a, lui, donné un début de victoire à Martin Barriuso et à son association en annonçant qu’il présentera en 2012 un projet de loi visant à réguler “la culture, la vente et la consommation” de cannabis. “Il vaut mieux organiser qu’interdire”, s’est justifié un responsable du gouvernement basque.
En attendant, à l’heure où les Pays-Bas se demandent s’ils vont interdire l’accès des coffee-shops aux touristes étrangers, le modèle espagnol des cannabis social clubs essaime déjà en Europe. La législation européenne les aide : en 2004, une décision-cadre de l’UE reconnaissait que la culture du cannabis, “lorsque les auteurs s’y livrent exclusivement à des fins de consommation personnelle telle que définie par la législation nationale”, n’entrait pas dans le cadre des infractions liées au trafic de drogue.
“On le voit en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas : ce système se développe, conclut Jean-Michel Rodriguez. On réalise peu à peu que les personnes les mieux placées pour gérer tout ça sont les consommateurs eux-mêmes.”