Source: Le Monde
17/3/12
Chez les héroïnomanes très dépendants, la
prescription médicalisée d’héroïne est plus
efficace et au final moins coûteuse que celle
d’un traitement classique par méthadone
Le meilleur traitement des dépendances sévères à
l’héroïne serait-il… l’héroïne ? Une étude
canadienne, publiée le 12 mars dans le Journal de
l’association médicale canadienne (CMAJ), conclut
en effet que, chez les héroïnomanes les plus
accros, des injections de diacétylmorphine – nom
pharmaceutique de l’héroïne – médicalement
encadrées sont plus efficaces qu’un programme
classique de substitution par méthadone, et
également moins coûteuses pour la société. De
quoi relancer le débat sur ce sujet hautement
sensible.
Pour cette analyse médico-économique, Aslam Anis,
professeur à l’université de
Colombie-Britannique, et ses collègues se sont
appuyés sur un essai clinique mené à Montréal et
Vancouver, entre 2005 et 2008. Ce projet inédit
en Amérique du Nord a inclus plus de 200
héroïnomanes, consommateurs depuis au moins cinq
ans, qui avaient bénéficié, sans succès, de
plusieurs tentatives de substitution.
Ils ont été traités pendant un an soit par de la
méthadone en prise orale, soit par de la
diacétylmorphine, qu’ils s’injectaient eux-mêmes
une à trois fois par jour. Tous ont bénéficié de
surcroît d’un suivi clinique et social. Les
premiers résultats, publiés dans le New England
Journal of Medicine en 2009, sont clairement à
l’avantage de l’héroïne médicalisée. Dans ce
groupe, 87,8 % des patients sont restés dans le
programme, significativement plus que dans le
groupe méthadone (54,1 %). La consommation de
drogues illicites et autres actes délictueux a
elle aussi davantage chuté (- 67 %) dans le
groupe traité par l’héroïne que chez les patients
du groupe méthadone (47,7 %). Les auteurs
soulignaient néanmoins un risque accru d’overdose
et de convulsions sous héroïne, justifiant un
encadrement médical.
Pour la deuxième phase de l’étude – celle publiée
dans le CMAJ -, Aslam Anis et son équipe ont
extrapolé les données de la cohorte avec un
modèle mathématique complexe. Ils ont ainsi
comparé l’impact des deux stratégies sur une
échelle de temps plus longue. Globalement, les
thérapies par héroïne sont associées à une
espérance de vie supérieure, et à une meilleure
santé, que celles par méthadone. Et les coûts
directs et indirects (prise en charge médicale,
frais de justice…) sont aussi légèrement plus
faibles. Au total, pendant sa vie, un patient
prenant de la méthadone coûte à la société 1,14
million de dollars canadiens (882 000 euros),
alors que la facture est de 1,09 million de
dollars (843 000 euros) si on lui prescrit de
l’héroïne. Selon Aslam Anis, cela s’explique
principalement par le fait que les traitements
par héroïne sont mieux suivis, et que les
patients sont moins enclins aux rechutes.
” Une fois de plus, il est démontré que chez des
héroïnomanes avec une addiction sévère, un
traitement médical avec de l’héroïne obtient de
bons résultats sur le plan clinique, social et
aussi en termes de criminalité, résume le docteur
Miguel Marset, psychiatre addictologue à Genève,
qui a été dix ans chef de clinique du ” programme
héroïne ” dans cette ville. En Suisse, pays
pionnier de cette stratégie – dès 1994 -, nous
pouvons aujourd’hui prescrire de l’héroïne
injectable ou en comprimés, de la
morphine…L’intérêt est de pouvoir “attirer” les
héroïnomanes dans un système de soins, et leur
proposer une prise en charge personnalisée et
diversifiée.” Deux mots-clés, pour ce spécialiste
qui estime que ” la méthadone et le Subutex –
autre molécule de substitution – sont très
utiles, mais pas universelles “.
En Suisse, près de 1 400 héroïnomanes sont
traités dans un des 23 centres proposant des
prescriptions d’héroïne, selon l’office fédéral
de la santé publique. Dans plus de deux tiers des
cas, la sortie de cette thérapie se fait au
profit d’un traitement de substitution à la
méthadone ou dans l’objectif d’une abstinence. ”
Ces prescriptions médicalisées d’héroïne n’ont
rien à voir avec les “salles de shoot”, précise
Miguel Marset. Dans le premier cas, il s’agit de
véritables programmes thérapeutiques, avec des
règles à respecter, un suivi médical,
psychologique… Les salles de consommation ont
pour principal objet la réduction des risques. ”
Quelques autres pays, comme les Pays-Bas et le
Danemark, disposent de programmes comparables. En
France, seuls la méthadone et le Subutex sont
autorisés (et administrés respectivement à 37 000
et 100 000 personnes). Une réflexion sur des
programmes d’héroïne médicalisée avait été
initiée dès 1997, rappelle Marc Valleur, médecin
chef de l’hôpital Marmottan (Paris). Mais le
sujet reste épineux, ” symboliquement explosif “,
ajoute-t-il. ” Les résultats de l’étude
canadienne ne sont pas surprenants, mais ils ont
l’intérêt d’avoir été obtenus par une équipe
reconnue, selon des standards médicaux, continue
Marc Valleur. Finalement, ils confirment ce que
l’on sait depuis longtemps : le produit est moins
en cause que le contexte dans lequel il est
consommé. ”
Pour le professeur Michel Lejoyeux, psychiatre et
addictologue (hôpital Bichat – Claude-Bernard,
Paris), ” ce type d’études fait rentrer
l’addiction à l’héroïne dans le champ classique
de la médecine, et montre que les dépendants sont
des malades comme les autres. Ces résultats
confirment que le maintien dans le soin est l’un
des garants de succès dans la prise en charge
d’une addiction “. Il insiste sur le fait que le
traitement d’une dépendance nécessite aussi la
motivation du patient, et une prise en charge
globale.
Sandrine Cabut