Source: Courrier international –
n° 914 – 7 mai 2008
Par: Rana Najjar, Al Hayat
Les producteurs de chanvre se frottent les mains.
La faiblesse actuelle de l’Etat libanais leur
permet d’agrandirles cultures. Et d’inonder le
marché européen.
Reportage.
Nous sommes dans la plaine de la Bekaa, dans
l’est du Liban. Au pied d’une colline qui
surplombe la localité d’Al-Yammouneh, s’étendent
des champs de cannabis. Cette culture progresse
de nouveau, depuis que le pays est plongé dans le
chaos politique et que le Programme des Nations
unies pour le développement (PNUD) a été arrêté,
en 1999. C’est là qu’habite Issam. Le soleil
baigne de lumière les ballots de cannabis
entreposés dans une salle. Dans une pièce
voisine, des monticules de plantes séchées
attendent d’être traitées. Dans une autre, tamis,
pelle, balai et balance sont les outils
rudimentaires suffisants pour les transformer en
haschisch, après avoir semé en avril et récolté
en septembre.
Depuis qu’il a quitté l’école à 15 ans, Issam n’a
pas connu d’autre métier. Aujourd’hui
quadragénaire, il affirme qu’il n’a rien à
perdre. “La pauvreté a gâché des années de ma vie
et de celle de mes enfants. Mais notre situation
économique ne cesse de se dégrader”, dit-il en
jouant avec son revolver, comme pour faire
comprendre que les gens du hameau sauraient se
défendre si quelqu’un voulait faire appliquer la
loi.
Dans cette région, l’État ne représente pas le pouvoir
Durant les années 1980, le cannabis rapportait
500 millions de dollars par an dans les deux
régions voisines de Baalbek et du Hermel [plaine
de la Bekaa]. En 1992 [après la fin de la guerre
civile], l’Etat avait recommencé à exercer son
pouvoir et, répondant à des pressions
internationales, il a lancé des campagnes
d’interdiction de la ?culture, de la fabrication
et de la commercialisation de cannabis – menées
par la police et l’armée libanaises, en
coopération avec l’armée syrienne.
Cela avait
porté ses fruits, explique Adel Machmouchi, chef
de la brigade antistupéfiants. Mais, de 1992 à
2006, alors que les autorités détruisaient chaque
année 1 000 à 6 500 hectares, les gens ne se sont
pas laissé impressionner. Car, pour les habitants
de la Bekaa – 180 000 personnes sur une surface
qui représente un peu plus du quart du pays [soit
2 800 km2] -, l’Etat ne représente pas le
pouvoir. Chaque année, ils ont défié les forces
de l’ordre en cultivant le cannabis à l’abri des
regards, dans des montagnes diffici?lement
accessibles, se retranchant ?derrière des
structures tribales et se ?protégeant par les
armes. Or, depuis l’année dernière, cette plante
commence à redescendre dans la plaine, où elle
pousse désormais au su et au vu de tout le monde,
y compris au bord des grandes routes.
“La dernière récolte était exceptionnelle”,
explique Salim, un voisin d’Issam. “Le rendement
était bon parce que beaucoup de champs étaient
restés en friche pendant des années.” Fouad
affirme qu’il a essayé d’autres cultures : orge,
blé, lentilles, haricots, pommes de terre,
amandes, figues, pommes, cerisesS mais que rien
ne vaut le chanvre. Un kilo de haricots, par
exemple, rapporte 500 livres libanaises [un peu
plus de 20 centimes d’euro] alors que sa
production nécessite le double.
Ainsi, de nombreux champs sont secs et jaunis dès
la récolte (à la fin de l’été), alors que ces
terres pourraient être exploitées tout au long de
l’année avec d’autres plants, adaptés à chaque
saison. Mais cela nécessiterait un plan de
soutien à l’agriculture. Selon le sociologue
Ahmed Baalbaki, la région souffre des trop
faibles précipitations et du manque dun bon
réseau d’irrigation. Quoi qu’il en soit, Issam
est fier de sa récolte et attend “les hommes
d’affaires” qui vont la lui acheter. Ils viennent
surtout des Pays-Bas – “puisque, là-bas, le
haschisch est légal au même titre que le tabac” –
d’Italie, de France, d’Allemagne et de Turquie.
Parfois aussi du Liban, d’Egypte ou des pays du
Golfe. Mais, ici, on préfère les étrangers
[c’est-à-dire les Européens] qui “payent en euro,
devenu plus fort que le dollar” et qui “ne
pinaillent pas sur les prix, parce qu’ils savent
que notre produit est d’une qualité sans
équivalent”. Un kilo se négocie entre 500 et 1
000 dollars [entre 320 et 650 euros], explique
Issam, avec des variations en fonction de l’offre
et de la demande, mais aussi de la situation
sécuritaire dans le pays.
Depuis que le risque de voir leurs récoltes
détruites semble écarté, les conversations des
cultivateurs ont pour principal sujet le meilleur
moyen d’écouler la marchandise. Car, selon Adel
Machmouchi, “on avait prévu d’intervenir à la fin
de l’été, mais la sécurité de mes agents ne
pouvait pas être assurée. L’armée était accaparée
par la bataille du camp de réfugiés palestiniens
de Nahr El-Bared” [en 2007, conflit armé entre
l’armée libanaise et des islamistes d’Al-Qaida de
ce camp du nord du Liban]. Il y avait d’autres
raisons : “Les propriétaires des tracteurs avec
lesquels nous comptions procéder à l’arrachage se
sont décommandés après avoir reçu des menaces de
la part des agriculteurs”, et certains des agents
ont dû battre en retraite après avoir essuyé des
tirs de mitraillettes et de mortier antichars.
Comme le pays est en proie à de graves tensions
politiques, “nous ne voulions offrir à personne
l’occasion d’exploiter la situation pour
provoquer des problèmes et aggraver l’insécurité.
Le gouvernement est décidé à agir mais, en
attendant que se dénoue la crise autour de la
désignation du futur président de la République
[le Liban connaît une vacance du pouvoir depuis
six mois], la situation politique commande la
prudence”, conclut-il.
Autour d’un repas ou d’une belote, les gens
discutent pour savoir s’il faut écouler la
récolte avant l’élection du président ou
attendre. Majd estime qu’on “ne sait pas ce qui
va nous arriver une fois la sécurité rétablie”,
et Ali pense qu’il faut profiter de ce que l’Etat
soit “neutralisé par les tiraillements entre
opposition et majorité”. D’autres conseillent de
ne pas se précipiter. “Les prix ont chuté de 1
000 à environ 650 dollars [de 650 à 420 euros]
par kilo suite à la récolte abondante de l’année
dernière. Il faut donc attendre la hausse.”